Kabu Kabu
Auteurice : Nnedi Okorafor
Maison dâĂ©dition : Les Ă©ditions de lâinstant
Date de publication : 2013 (US), 2018 (France)
Nombre de pages :Â 355
Genre :Â Nouvelles, afrofuturisme, science-fiction, fantasy
Ce quâen pense Naviss :Â
Kabu Kabu fait partie de ces livres avec lesquels jâai fait connaissance aux Imaginales dâEpinal en 2018, dont jâai dĂ©jĂ parlĂ© lors de ma critique de Qui a peur de la mort ?, par la mĂȘme autrice. Jâai achetĂ© Kabu Kabu pour de mauvaises raisons : lâĂ©ditrice française de Nnedi Okorafor, dont jâignore le nom, me lâavait prĂ©sentĂ© comme la suite de Qui a peur de la mort ?, comme un autre temps de la vie de lâhĂ©roĂŻne. Je viens de le finir, et je peux vous dire que câest entiĂšrement faux. La nouvelle âLa tache noireâ se passe en effet dans le mĂȘme univers que Qui a peur de la mort ?, mais bien plus tĂŽt, puisquâelle relate la crĂ©ation des premiers ewus, ces humains Ă la peau de sable qui naissent de lâunion des peuples en guerre Nurus et des Okekes, auxquels tout le monde prĂȘte des attributs malĂ©fiques. Ecrite comme un conte, cette nouvelle ne fait aucunement rĂ©fĂ©rence Ă Qui a peur de la mort ? ni Ă ses protagonistes. Si vous vous attendiez Ă une suite, passez votre chemin, ça nâexiste pas, arrĂȘtez de vous plaindre et apprenez comme moi Ă vivre avec votre frustration, allez, zou !
Moi lorsque jâai rĂ©alisĂ© que Kabu Kabu ne mâapprendrait rien sur ce quâil est advenu du Royaume des Sept riviĂšres.
Je vais continuer sur ma lancĂ©e et parler davantage de ce qui ne concerne pas directement lâautrice, mais lâĂ©dition. Tout dâabord, lâobjet livre est magnifique. Le papier est agrĂ©able au toucher, et jâadmets sans aucune honte avoir achetĂ© ce livre pour sa couverture - outre ce que je disais plus haut. Je ne sais pas qui est Katarzyna Wimanska, lĂŠ photographe, mais en tout cas iel fait du super boulot.
(ParenthĂšse : jâai donc recherchĂ© qui Ă©tait cette personne, et il sâagit dâune dame dont je vous invite Ă aller consulter les autres travaux, câest trĂšs beau, allez donc voir sa page Facebook) (il faut cliquer sur la partie en gras ;) )
Quant Ă lâintĂ©rieur de lâobjet... Câest un bordel sans nom. Entendons-nous bien : je ne suis pas du genre Ă relever pour rien les problĂšmes de typo dans un livre. Ce sont des choses qui arrivent, les correcteurices sont des gens comme les autres et parfois iels sont fatiguĂ©.es, iels font des erreurs, ça arrive, que celui qui nâa jamais fautĂ© lance la premiĂšre pierre, tout ça tout ça. Mais lĂ , on parle dâune typo toutes les quelques pages : fautes de grammaires (Ă©/er, ça/sa), parfois carrĂ©ment oubli de mots, problĂšmes de mise en page quâon a modifiĂ© plus oubliĂ© de corriger, avec des tirets pour faire des liaisons lors dâun retour Ă la ligne mais en plein milieu de la dite ligne... Page 136, câest carrĂ©ment la numĂ©rotation quâon a oubliĂ© dâenlever.
Désolé pour la qualité toute cracra.
On compte Ă©galement quelques petits soucis de traduction un peu trop mot Ă mot : par exemple, âdudeâ est systĂ©matiquement traduit en âmecâ (ce qui donne des dialogues bizarres ou deux gamines sâappellent âmecâ entre elles).Â
Bref, quelques problĂšmes et erreurs, je veux bien, mais autant, câest de la nĂ©gligence. Et en tant que gros radin, oui, payer 22.50⏠dont lâautrice ne touchera que 5 Ă 20% car la maison dâĂ©dition touche le reste prĂ©cisĂ©ment pour Ă©viter ce genre de problĂšmes, eh bien oui, cela me tape un peu sur le systĂšme, voyez-vous. Je ne regrette pas dâavoir achetĂ© ce livre, je suis content dâavoir pu soutenir le travail de Nnedi Okorafor, mais je regrette sincĂšrement que le produit vendu par les Editions de lâinstant soit aussi nĂ©gligĂ©.
VoilĂ pour ce qui ne concerne pas directement lâautrice, mais lâĂ©dition française. Je vais maintenant parler de ce qui relĂšve vraiment des choix de lâautrice, et celleux qui ont dĂ©jĂ lu ma chronique sur Qui a peur de la mort ? observeront des redondances et des similaritĂ©s dans les critiques que je vais faire de Kabu Kabu.Â
Kabu Kabu est un recueil de nouvelles qui regroupe 22 histoires, dont certaines ont une continuitĂ© entre elles mais qui ne sont pas toutes liĂ©es. On notera que Nnedi Okorafor est une femme noire, qui Ă©crit des histoires dont les hĂ©roĂŻnes (car ce sont surtout des hĂ©roĂŻnes) et les quelques hĂ©ros sont tou.tes noir.es, ce qui est je pense assez rare pour ĂȘtre marquĂ©, notamment dans les milieux de la science fiction et de la fantasy. Jâai apprĂ©ciĂ© la multiplicitĂ© des genres littĂ©raires qui apparaissent dans ce recueil : comme on pourrait sây attendre, Nnedi Okorafor utilise beaucoup les genres de la science-fiction, de la fantasy et du post-apocalyptique, mais aussi celui du conte, du fantastique au sens de Maupassant, de lâautobiographie... Ce recueil est trĂšs divers, et je pense que mĂȘme les monomaniaques de la littĂ©rature de lâimaginaire, celleux qui refusent de lire autre chose que tel genre ultra-prĂ©cis, peuvent y trouver leur compte. Rigolez si vous voulez mais jâen connais quelques uns !
Si on voulait vraiment classer ce recueil sous un seul genre littĂ©raire, je pense que je plus pertinent serait celui de lâafrofuturisme. Dans Lâafro-futurisme est partout, Daja Henry écrit :
â Lâafro-futurisme explore le futur dans un contexte noir, associant technologie et fantastique pour fournir, Ă travers la musique, les arts plastiques et la littĂ©rature, une Ă©chappatoire Ă un passĂ© dâoppression et de malaises quotidiens. â
Et ces deux derniĂšres thĂ©matiques sont omniprĂ©sentes dans le recueil. Les personnages (fĂ©minins et noirs) sont toujours dans des situations dâoppression et dâaltĂ©ritĂ© : par rapport aux Blancs dans âLe nĂšgre magiqueâ, âZula, de la cour de rĂ©crĂ© de quatriĂšmeâ ou âLa fille qui courtâ ; par rapport Ă lâOccident reprĂ©sentĂ© par les Etats-Unis noirs comme blancs, dans âIcĂŽneâ ; par rapport aux autres Noir.es enfin, dans le triptyque des coureuses de vent âComment Inyang obtint ses ailesâ/âLes vents de lâharmattanâ/âLes coureurs de ventâ.Â
Anticolonial, ce livre sâattaque Ă la gangrĂšne des Ă©conomies africaines Ă cause de la colonisation europĂ©enne, Ă travers un exemple que lâautrice connait, celui du NigĂ©ria. Dans âLâartiste araignĂ©eâ, lâautrice dĂ©nonce le vol des ressources par lâoccident qui ne se prĂ©occupent pas des consĂ©quences Ă©cologiques ; dans âPopular mechanicâ, elle sâattaque au fait que lâindustrie pharmaceutique et paramĂ©dicale prenne les Africains comme cobayes ; elle pointe du doigt dans âBakasiâ la complicitĂ© des leaders politiques africains. Ce livre est trĂšs politique, mais sâinscrit Ă©galement dans une nostalgie panafricaine des traditions perdues et oubliĂ©es, de la nature et du panel de divinitĂ©s et esprits qui lâaccompagnent et dont se sont coupĂ©s les ĂȘtres humains... tout en restant rĂ©solument afrofĂ©ministe, et en dĂ©nonçant la justification de pratiques misogynes au nom de la tradition, comme lâexcision dans âComment Inyang obtint ses ailesâ, les accusations de sorcellerie dans âLes vents de lâharmattanâ,  lâinterdiction aux femmes de certaines pratiques dans âLe bandit des palmiersâ... Parmi les sujets qui sont abordĂ©s, il y a Ă©galement la violence Ă©ducative contre les enfants, les violences conjugal et le viol conjugal - et je mâagaçais que celui-ci ne fut pas dĂ©noncĂ© dans Qui a peur de la mort ? - ainsi que les doubles standards concernant la sexualitĂ© qui dĂ©shonore les femmes tandis que personne nây trouve Ă redire quand il sâagit des hommes. Lâautrice dĂ©nonce Ă©galement dans âLes vents de lâharmattanâ le remplacement de personnages fĂ©minins par des personnages masculins pour des raisons dâidentification dans la fiction... comme sâil Ă©tait impossible de sâidentifier Ă un personnage fĂ©minin. Dans âSur la routeâ, elle pointe du doigt le sexisme de lâimagerie des âfemmes sans tĂȘteâ, ces publicitĂ©s oĂč les femmes sont rĂ©duites Ă des corps au point quâon leur coupe la tĂȘte pour ne garder que leur buste, souvent en mettant en avant les seins, avec Ă©ventuellement des jambes.
Malheureusement, ce livre ne va pas jusquâau bout en ce qui concerne le fĂ©minisme. En terme dâintersectionnalitĂ©, il ne va pas plus loin que les femmes noires valides et cis hĂ©tĂ©rosexuelles. Toutes les autres femmes noires sont oubliĂ©es des perspectives de lâautrice. Je note Ă©galement que de nombreux ponts positifs sont trĂšs rapidement contrebalancĂ©s par des points nĂ©gatifs...
Tumaki (âTumakiâ), femme portant la burqa, est prĂ©sentĂ©e comme autonome, forte et compĂ©tente. Puis on rĂ©alise quâelle ne porte le voile quâĂ moitiĂ© par choix. Je crois que les femmes musulmanes aux Etats-Unis sont moins discriminĂ©es que celles en France, mais cette discrimination existe quand mĂȘme, et je trouve ça regrettable que lâintĂ©gralitĂ© des reprĂ©sentations qui existent Ă leur sujet les prĂ©sentent comme des victimes.
Nnedi Okorafor parle de sexualitĂ© de maniĂšre trĂšs libĂ©ratrice, et câest important de montrer que le sexe, pour les femmes, ce nâest pas sale. Le truc, câest quâelle parle aussi de la sexualitĂ© de gamines Ă peine pubĂšres (genre Inyang, dans âComment Inyang obtint ses ailes), qui nâa pas encore ses rĂšgles) en les faisant coucher avec des chefs de villages qui ont entre 30 et 40 ans alors quâelles en ont moins de 15, et câest montrĂ© comme libĂ©rateur.
La sexualitĂ© est montrĂ© comme positive, mais jamais si elle est monnayĂ©. âProstituĂ©eâ est une insulte frĂ©quente, et les travailleuses du sexe ne semblent pas vraiment inclues dans le fĂ©minisme de Nnedi Okorafor...
Dans âCommet Inyang obtint ses ailesâ, on nous prĂ©sente une sociĂ©tĂ© oĂč les normes de beautĂ© ne sont pas celles occidentales. On nous explique que les femmes considĂ©rĂ©es comme belles sont les plus grosses, et les descriptions ne cherchent pas Ă cacher cette graisse comme jâai pu le voir ailleurs (genre elle est grosse mais aux seins et aux fesses...). Non, lĂ , on nous parle de graisse qui bouge, de bras gros, de grosses cuisses, de gros ventres, et cette graisse est montrĂ©e positivement, puisque dans la sociĂ©tĂ© de lâhĂ©roĂŻne, câest comme ça quâelle est vue. Et ça câest vraiment bien, parce que de tĂȘte, je suis incapable de citer un roman qui parle de graisse de maniĂšre vraiment positive. Quand une personne grosse, dans un roman, est montrĂ©e comme belle, il est dit quâelle nâest pas si grosse en fait, ou que ça se voit pas tant que ça. LĂ non, ces femmes SONT grosses, elles sont mĂȘmes obĂšses, ce nâest pas cachĂ©, et elles sont grosses sans sâexcuser. Sauf que lâhĂ©roĂŻne est mince. MalgrĂ© tout. Dans âLes vents de lâharmattanâ qui se passe dans la mĂȘme sociĂ©tĂ©, lâhĂ©roĂŻne nâest toujours pas grosse mais curvy...
Cette minceur malgrĂ© tout est dâailleurs importante dans le nouveau point que je veux relever : la compĂ©tition entre les femmes pour les hommes, basĂ©e sur leur capacitĂ© Ă donner du plaisir. Quand Inyang couche avec le chef du village, on nous explique que comme elle est mince, elle est aussi plus souple et gracile, ce qui lui permet de sĂ©duire le chef grĂące Ă sa danse, puis de le mettre dans son lit, et de lui faire connaĂźtre le coup de sa vie grĂące aux positions les plus acrobatiques. Et de lâautrice de conclure :Â
â Il Ă©tait perdu pour toute autre femme. âÂ
Mh. Formidable message.
Dernier point sur Inyang : cette nouvelle est une ode Ă la libertĂ©. On parle dâune jeune femme qui, du fait de son apparence et les pouvoirs que celle-ci implique, doit accepter dâĂȘtre Ă©vacuĂ©e du circuit du mariage, et embrasse la libertĂ© que cela implique Ă travers la sexualitĂ©, puis lâĂ©rudition, et on nous montre quâelle trouve le bonheur comme ça. Mais lĂ , sa grand-mĂšre qui est comme elle lui dit : « Et tu dois trouver ton autre et fonder une famille avec lui. Ce nâest que de cette maniĂšre que tu trouveras le bonheur ». Et dâun coup tout ça nâa plus dâimportance, lâhĂ©roĂŻne se languit sur son chi (ledit autre, son Ăąme soeur), et câest finalement tout de mĂȘme Ă cela quâelle aspire.
La notion dâĂąme soeur est trĂšs prĂ©sente dans les travaux de Nnedi Okorafor, et je nâaime pas du tout ce quâelle en fait. Le chi, c'est âlâhomme qui te complĂšte et fait mieux que toiâ. Les personnages masculins ont toujours une forme dâascendance sur leur Ăąme soeur fĂ©minine. Ils sont lĂ , mystĂ©rieux, ils ont beaucoup voyagĂ© et ont vu des choses, et câest eux qui vont chercher leur Ăąme soeur. Les Ăąmes soeurs ne peuvent ĂȘtre que de genre binaire diffĂ©rents, dĂ©jĂ parce que les autres genres nâexistent pas, mais aussi parce que lâhomosexualitĂ© non plus, elle nâest mĂȘme pas ne serait-ce quâenvisagĂ©e dans le domaine du possible. Cependant, Ă ce sujet, âLes coureurs de ventsâ est une agrĂ©able surprise car le personnage principal renonce Ă son Ăąme soeur par choix et par amour de sa libertĂ©. De plus, dans âSĂ©parĂ©sâ, lâautrice casse lâidĂ©e que lâamour parfait signifie nâĂȘtre plus quâun monstre Ă deux tĂȘte dĂ©possĂ©dĂ© de toute individualitĂ©, mais au contraire, ĂȘtre deux individus sĂ©parĂ©s mais qui chĂ©rissent cette distinction, en tant quâil ne sâaime pas soi-mĂȘme, mais quâil aime ce de quoi il est composĂ©.
Ce livre regorge de personnages fĂ©minins forts et combatifs (je pense notamment Ă Â lâhĂ©roĂŻne de âZula, de la cour de rĂ©crĂ© de quatriĂšmeâ), mais lâautrice semble sans cesse douter de la force des femmes. Par exemple, dans âSur la routeâ, jâai Ă©tĂ© plutĂŽt contrariĂ© par le passage oĂč lâhĂ©roĂŻne subit une agression sexuelle. Celle-ci, pour justifier le fait quâelle nâa rien pu faire, dit :
â JâĂ©tais une femme plutĂŽt grande et plutĂŽt forte, mais une femme nĂ©anmoins. â
Câest-Ă -dire que son incapacitĂ© Ă se dĂ©fendre est mise sur le compte du fait quâelle est une femme et non pas de la sidĂ©ration, alors que cette derniĂšre est dĂ©crite immĂ©diatement aprĂšs...  Par ailleurs, la morale du conte âHomme au long jujuâ est particuliĂšrement ambigu. On nous prĂ©sente une hĂ©roĂŻne trĂšs fiĂšre, confiante en ses capacitĂ©s. âJe suis trĂšs intelligenteâ, dit-elle, lorsque ledit homme, un espĂšre de sorcier qui veut lui donner une leçon, lâaccuse dâĂȘtre stupide. Il essaye de lui prouver quâelle est peu prudente, mais celle-ci rĂ©pond systĂ©matiquement Ă ses accusations en signalant quâelle a un bon sens de lâorientation, quâelle sait faire telle ou telle chose... Elle ne sort pas lâapanage de ses capacitĂ©s dans le vide, elle le sort parce que ces capacitĂ©s sont remises en cause. Et la moralitĂ© du conte, câest en gros âil ne faut pas ĂȘtre trop orgueilleuxâ. Donc une fille qui a confiance en ce quâelle sait faire est orgueilleuse ?
Lâautrice tombe dans les discriminations qui ne la concernent pas. Par exemple, le seul personnage asiatique qui apparait dans le livre a des vĂȘtements avec un dragon (âSur la routeâ). Il nâest pas un personnage Ă part entiĂšre, il performe sa race, qui est sa seule caractĂ©ristiques. Nnedi Okorafor semble avoir un rĂ©el problĂšme avec le validisme, les personnes Ă qui il manque des membres Ă©tant qualifiĂ©es dans âLa maison des difformitĂ©sâ de âdifforme{s}â, âmonstrueu{se}â, âincomplet{e}â. Dans âBakasiâ, oĂč il est question dâun bossu, le personnage est complĂštement dĂ©shumanisĂ© et rĂ©duit Ă une sorte de gobelin. Elle nâa pas lâair de rĂ©aliser que quand elle Ă©crit de cette maniĂšre, elle parle de vraies personnes, qui existent vraiment pour de vrai, et qui subissent des discriminations elles-mĂȘmes...
Jâai encore peu parlĂ© de ce qui concerne la qualitĂ© du rĂ©cit, de son intrigue, de ses personnages. Concernant le style, je dirai quâil est meh. Mais je nâai pas lu la version originale, il peut tout Ă fait sâagir dâun problĂšme de traduction, donc je ne peux pas dire que le style de Nnedi Okorafor est meh. Celui de la version française de son livre, par contre, lâest. Il aurait pu dĂ©gager beaucoup, par son vocabulaire, par ses tournures, mais il sonne faux, et parfois mĂȘme un peu lame. Je pense notamment Ă la nouvelle âLe nĂšgre magiqueâ, qui traite pourtant du âsyndromeâ du white-savior, ce phĂ©nomĂšne qui fait que nous autres blanc.hes nous sentons indispensables pour sauver une situation, notamment lorsque les personnes concernĂ©es par ladite situation sont racisĂ©es. Dans cette nouvelle, on suit Lance, un espĂšce de chevalier martyr blanc aux yeux bleus et aux longs cheveux longs parfaitement imbu de lui-mĂȘme, qui se fait sauver les fesses par un homme noir, qui, Ă ce stade, semble ĂȘtre âlâaltĂ©ritĂ© qui vient en aide au hĂ©rosâ (lequel perçoit cette aide comment remettant en cause son Ă©tat de martyr), avant de rĂ©aliser Ă quel point notre hĂ©ros est nul et de, complĂštement lassĂ©, lâabandonner Ă son sort en mode âfuck that shit Iâm out of hereâ. Tout ça aurait pu ĂȘtre trĂšs drĂŽle (pour une fois quâon rit des Blancs), mais le style sonne tellement faux que lâhumour de la situation tombe un peu Ă plat.
Moi, lisant âLe nĂšgre magiqueâ.
Par ailleurs, les dialogues (notamment ceux qui donnent la parole Ă des enfants) sonnent souvent faux eux aussi, car on a lâimpression quâon a collĂ© des propos dâadultes dans leur bouche. Je pense ici Ă Adoabi, dans âLa maison des difformitĂ©sâ, qui, pour dĂ©crire quelque chose Ă sa soeur, parle (Ă lâoral donc) de âmonstres aux gros yeux bleus pĂ©donculĂ©sâ, et dont lâintĂ©gralitĂ© des dialogues avec sa soeur semblent empruntĂ©s. Il sâagit peut-ĂȘtre ici dâun problĂšme de traduction.
Kabu Kabu a un cĂŽtĂ© trĂšs fouillis par certains cĂŽtĂ©s. On ne voit pas le but de la plupart des nouvelles, et il semble, dans certaines (je pense Ă Â âTumaki), que pour comprendre lâunivers, il faut avoir lu ses autres oeuvres pour vraiment saisir ce quâil se passe. Certaines nouvelles ont des dĂ©nouements qui sont juste bizarres, comme par exemple âBiafraâ ou âLâaffreux oiseauâ. Cependant, dâautres sont au contraire trĂšs bien rythmĂ©es (je pense notamment Ă Â âKabu Kabuâ, ma favorite) et ont une continuitĂ© entre elles, ce qui permet de mieux se plonger dans les univers quâelles dĂ©peignent (la trilogie des coureuses de vent). Ngozi, de âKabu Kabuâ, se rencontre Ă nouveau dans âLa maison des difformitĂ©sâ, et on rĂ©alise quâil sâagit Ă©galement du prĂ©nom de la grande soeur de Nnedi Okorafor dans âLa fille qui courtâ.
Je voulais Ă©crire sur les personnages de Kabu Kabu, et parler de Ngozi me permet justement de faire une transition. Les hĂ©roĂŻnes sont trĂšs peu dĂ©marquĂ©es les unes des autres, c'est un reproche qu'on peut faire aussi pour les personnages romançables masculins : toutes les hĂ©roĂŻnes ressemblent Ă Inyang, et tous les personnages masculins Ă Mwita de Qui a peur de la mort ?. Les personnages, en gĂ©nĂ©ral, ne sont pas trĂšs attachants... sauf pour Ngozi, et je peux avancer une thĂ©orie sur le pourquoi. Si Ngozi est la soeur de Nnedi Okorafor, il est possible quâelle y ait mis du sien dedans, bien sĂ»r, mais peut-ĂȘtre quâelle avait en tĂȘte sa soeur en la construisant, si bien que Ngozi est la seule qui se dĂ©marque des autres personnages de Kabu Kabu, lĂ oĂč toutes les autres hĂ©roĂŻnes semblent interchangeables... parce quâil sâagit peut-ĂȘtre davantage de personnages basĂ©s sur leur autrice. Bien entendu, tout cela nâest quâune thĂ©orie et nâest pas Ă prendre comme canon : ce nâest que mon interprĂ©tation !
Cependant, Nnedi Okorafor maĂźtrise ses ambiances. ma nouvelle prĂ©fĂ©rĂ©e est, comme je lâai dit, âKabu Kabuâ. TrĂšs bien rythmĂ©e, surprenante et fantasque, elle mâa fait penser au Voyage de Chiriro, et si vous ne devez en lire quâune, lisez celle-lĂ . âLa maison des difformitĂ©sâ a une ambiance un peu similaire dans le sens bizarre et fantastique, mais rajoute en plus de cela plein de dĂ©tails civilisationnels sur la vie au NigĂ©ria que jâai trouvĂ© passionnants et qui mâont donnĂ© envie de me renseigner davantage sur ce pays. La trilogie des coureuses de vents, mĂȘme si je rĂąle, est plutĂŽt sympa et construit vraiment lâunivers oĂč se passe lâintrigue, et âLa guerre des babouinsâ est originale, intriguante et loufoque.
Il reste quelques dĂ©tails dans mon bloc-notes, mais je pense que jâai fait le tour de lâessentiel, et que ce quâil reste Ă dire serait redondant. Je pense quâil est important de rappeler que mĂȘme si les oeuvres de Nnedi Okorafor ne sont pas parfaites, elle est lâune des seules qui proposent des hĂ©roĂŻnes de fantasy, de SF et de post-apo noires. A nouveau, oui, ses oeuvres ne sont pas parfaites. Je critique beaucoup, mais ses oeuvres sont infiniment moins sexistes que celles de 90% des bouquins de fantasy que je lis, Outlander compris, et jâadore Outlander. Je dirai que jâai tendance Ă ĂȘtre plus exigeants avec les bouquins dont jâattends une irrĂ©prochabilitĂ© militante, et qui du coup ne me satisfont pas autant que ce que jâaurais voulu, alors que quand je lis autre chose, comme je nâen attends rien, je prends ce quâon me donne. Nnedi Okorafor est une autrice importante, car il y a trop peu de voix fĂ©minines noires dans la littĂ©rature de lâimaginaire, et je pense vraiment que leurs imaginaires devraient occuper beaucoup plus de place que le peu quâon leur accorde aujourdâhui. Nnedi Okorafor a plein dâidĂ©es, dont plein de bonnes idĂ©es, et surtout, elle a des idĂ©es  à laquelle nous, qui sommes uniquement abreuvĂ©s en fantasy de narration blanche, ne sommes pas habituĂ©.es. Diversifer les voix de la littĂ©rature de lâimaginaire, câest aussi sâassurer que cette imaginaire se renouvelle et pousse toujours plus loin les frontiĂšres de lâimagination en introduisant de nouveaux Ă©lĂ©ments, de nouveaux concepts, de nouveaux dĂ©cors. Et sortir de notre zone de confort, nâest-ce pas cela que lâon attend lorsque nous lisons ?
Ma note :Â 15/20
1 note
·
View note
La cause e(s)t la conséquence
Commentaire livrĂ© lors du webinaire sur le genre et lâĂ©quitĂ© sociale de la Fondation Pierre Elliott Trudeau, 30 juillet 2020.
Bonjour, je vous parle en ce moment de Tiohtiå:ke (Montréal en langue Kanien'kehå) qui est historiquement connu comme un lieu de rassemblement pour de nombreuses PremiÚres Nations, et aujourd'hui, une population autochtone diversifiée ainsi que d'autres peuples y résident.
Merci aux panĂ©listes qui ont prĂ©sentĂ© la maniĂšre dont le genre et lâĂ©quitĂ© sociale sont interreliĂ©s et comment nous pouvons dĂ©velopper de nouveaux modĂšles pour penser la pĂ©riode de lâaprĂšs crise.
La premiĂšre partie de mon commentaire consistera essentiellement Ă mettre en lumiĂšre quelques Ă©lĂ©ments contextuels entourant cette crise que nous traversons. Je terminerai en proposant une rĂ©flexion sur la nĂ©cessitĂ© de puiser dans les courants marginaux comme lâAfrofuturisme pour penser le monde de demain.
Dans un premier temps, comme il a Ă©tĂ© question tout au long de cette discussion, il est dit que la crise sanitaire que nous traversons affectent de maniĂšre disproportionnĂ©e les populations les plus vulnĂ©rables et marginalisĂ©es, y compris les femmes. Une lecture plus attentive de la situation suggĂšre que les femmes ne vivent pas les impacts de la Covid-19 de la mĂȘme maniĂšre et que certaines y sont plus exposĂ©es que dâautres. Nous parlons ici des femmes autochtones, noires et racisĂ©es, mais aussi celles qui vivent avec un handicap, des femmes trans, queer et bispirituel·les.
Un exemple concret de ces disparitĂ©s au sein des femmes peut ĂȘtre la situation des femmes noires et racisĂ©es Ă MontrĂ©al, une des villes canadiennes avec le plus haut taux dâinfection Ă la Covid-19. Dans les quartiers oĂč sont concentrĂ©s les communautĂ©s racisĂ©es, notamment MontrĂ©al-Nord, la crise sanitaire liĂ©e Ă la Covid-19 a exacerbĂ© les inĂ©galitĂ©s socioĂ©conomiques dĂ©jĂ prĂ©sentes.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas Montréal-Nord, ce quartier se caractérise par sa composition démographique, à savoir principalement des familles immigrantes et racisées, et la pauvreté qui y rÚgne. Plusieurs facteurs ont été avancé, notamment le taux de pauvreté élevé, la piÚtre qualité des logements et le fait que plusieurs travailleurs « essentiels » vivent dans ce quartier.
TrĂšs rarement il a Ă©tĂ© question de la race dans les discussions entourant cette surreprĂ©sentation. Pourtant, il ne faut pas croire que câest un hasard si les quartiers oĂč vivent majoritairement des populations racisĂ©es soient davantage affectĂ©s par la Covid-19. Pour paraphraser Frantz Fanon « la cause est la consĂ©quence » : vous ĂȘtes en santĂ© parce que vous ĂȘtes blancs et vous ĂȘtes blancs parce que vous ĂȘtes en santĂ©. Autrement dit, le racisme, dâautant plus en contexte colonial comme câest le cas sur lâĂźle de la Tortue, est la fondation sur laquelle se fait la dĂ©marcation entre la vie et la mort.
Pour les femmes noires et racisĂ©es, cela veut dire quâelles sont davantage exposĂ©s au virus en raison de leur surreprĂ©sentation dans les mĂ©tiers de soin, notamment dans les hĂŽpitaux, les centres dâhĂ©bergement et les garderies, mais aussi dans dâautres secteurs comme la restauration et le commerce de dĂ©tail.
On aurait tendance Ă croire, Ă lâinstar de ce quâavancent certaines lectures nĂ©olibĂ©rales de la crise sanitaire, que lâensemble de ces femmes se retrouvent dans ces secteurs dâemploi en raison des choix et de caractĂ©ristiques individuels comme leur parcours professionnel atypique, leur statut dâimmigration ou encore parce quâils sâagit de secteurs dâemploi traditionnellement fĂ©minins. Or,  comme le mentionne Marlihan Lopez et Laity Fary Ndiaye dans une lettre ouverte publiĂ©e en mai, câest plutĂŽt en raison des discriminations systĂ©miques, entre autres sur le marchĂ© de lâemploi et dans les politiques dâimmigration, que les femmes noires et racisĂ©es occupent gĂ©nĂ©ralement des emplois prĂ©caires, sous-payĂ©s, dĂ©valorisĂ©s et dangereux pour leur santĂ©. Ainsi, en prĂ©fĂ©rant adopter et promouvoir une vision oĂč les femmes noires et racisĂ©es sont perçues comme « naturellement » prĂ©disposĂ©es au travail de soin (câest-Ă -dire quâelles y travaillent parce quâelles « aiment » donner des soins), les gouvernements et les mĂ©dias renforcent les stĂ©rĂ©otypes et prĂ©jugĂ©s racistes et sexistes sur les femmes noires et racisĂ©es.
La discussion dâaujourdâhui nous amĂšne Ă©galement Ă nous intĂ©resser aux potentialitĂ©s de la crise actuelle dans le dĂ©veloppement de nouveaux modĂšles de sociĂ©tĂ©. Pour les populations vulnĂ©rables et marginalisĂ©es, historiquement exclues des lieux de pouvoir oĂč se dĂ©cident qui peut vivre et qui peut mourir, qui est en libertĂ© et qui est en prison, qui peut circuler librement dans les rues et qui est victime de harcĂšlements et dâabus policiers, qui peut traverser les frontiĂšres et qui se voit mis en cage, la nĂ©cessitĂ© de sâimaginer en vie dans le futur est vitale.Â
Câest dans cette optique que lâAfrofuturisme devient non seulement un projet politique pour lâĂ©mancipation des Noirs, mais quâil ouvre la voie Ă la construction de mondes alternatifs oĂč la famine, les Ă©pidĂ©mies, lâincarcĂ©ration de masse, les violences sexuelles, la brutalitĂ© policiĂšre et la dĂ©tention des migrants nâexisteraient pas. En somme, il sâagit de prĂ©figurer et de vivre des futurs dans lesquels des projets politiques qui Ă©taient impossibles hier, tel que lâabolition de la police ou des frontiĂšres, sont non seulement viables, mais deviennent des expĂ©riences politiques agrĂ©ables et sources de plaisir â ce que andrienne marre brown nomme lâ« activisme du plaisir » (pleasure activism). Â
Autrement dit, lâobsession que nous avons avec la « fin » du monde, que ce soit sous la forme dâun cataclysme Ă©cologique ou alors dâune pandĂ©mie, doit nourrir notre imagination de maniĂšre Ă ce que nous visionnons des mondes qui ne soient pas dominĂ©s par le capitalisme, le patriarcat et la suprĂ©matie blanche. Ătre pessimiste est un privilĂšge que les plus vulnĂ©rables ne peuvent se permettre et câest pourquoi nous voyons, en ce moment, des mouvements dirigĂ©s par des femmes noires et racisĂ©es, que ce soit #BlackLivesMatter ou #metoo.Â
En terminant, quel est notre rĂŽle dans tout ça ? Il me paraĂźt essentiel de rĂ©flĂ©chir Ă la maniĂšre dont la science et la technologie ont longtemps servi Ă protĂ©ger les intĂ©rĂȘts des plus puissants, et trĂšs rarement celles des femmes. Faut-il rappeler quâil nây a pas trĂšs longtemps, la science dĂ©fendait lâidĂ©e dâune hiĂ©rarchisation des races sous la forme de lâeugĂ©nisme ? Il est donc faux de croire que nous sommes Ă lâabris de lâinfluence de celles et ceux qui aspirent Ă conserver leurs privilĂšges (de race, de classe, de genre, etc.), câest pourquoi nous devons naviguer avec prudence et ancrer notre travail dans les projets innovants appelant Ă une plus grande justice et une sociĂ©tĂ© plus Ă©quitable.Â
0 notes