Tumgik
thibautvillar · 4 years
Text
Dans ces eaux-là
Et maintenant je marche sans me retourner mais les herbes sont hautes, y’a plein de trucs qui rentrent dans mes chaussures et la pluie est plus forte encore donc ça sert à rien d’avoir tes mains au-dessus de ta tête pauvre conne, laisse tomber. Alors ça coule dans mes cheveux et dans ma nuque et dans mon dos et ça s’étend dans mes chaussettes, lentement, mais je n’ai pas encore froid. Autour de moi et dans toute la vallée, il y a peut-être comme une brume mais la pluie est partout, avale tout.
Il fallait que je sorte, ça n’aurait pas eu le même effet si j’étais montée à l’étage alors je suis sortie, dans les flèches d’eau, sans prendre une veste ou quoi que ce soit d’adapté : il fallait que je sorte. Et toute cette pluie le fera hésiter à sortir et il comprendra bien sa connerie. Il l’a fait exprès, c’est sûr, il sait ce que ça me fait de voir un message d’elle mais il l’a laissé en évidence, en plein milieu, je n’ai eu qu’à ouvrir les yeux pour que les mots s’insèrent au fond de mes os. Il l’a fait exprès, il veut que je souffre et je ne comprends pas pourquoi. Je marche comme dans l’eau désormais, qui pèse sûrement plus lourd sur moi que mes vêtements ou certains de mes organes, et je vois la route qui longe le champ et puis cette petite usine hydroélectrique devant laquelle on passe à chaque fois, et j’entre dans la cour.
Un homme fume à l’abri d’une sorte de porche et il me regarde arriver tranquillement, il regarde arriver cette femme en short et en t-shirt sous des tonneaux d’eau. Il a l’air surpris et il a même peur, peut-être. Je lui dis bonjour comme s’il ne pleuvait pas, comme si je n’étais pas cette apparition absurde vomie par un champ inondé, je lui demande s’il travaille là. Il est gentil parce qu’il ne fait pas de remarque, il fait semblant, il fait comme si j’étais venue chercher l’ombre de son porche parce que ça tape cet après-midi, hein, et je préfère vraiment ça. Il travaille là, oui, tout seul aujourd’hui, m’explique comment ça fonctionne, les turbines, l’eau qui descend de la montagne, l’électricité, le dérèglement climatique qui perturbe les cycles de tout ça. Il ne me demande pas d’où je viens. J’ai le sentiment qu’il n’a pas le look d’un technicien d’usine hydroélectrique, non, alors que je n’en ai jamais vu avant. Il a les dents du bonheur, un bracelet de festival où j’arrive seulement à lire YTRANCE et une sorte de bouc involontaire. Je me demande si je lui plais, si la situation l’excite, s’il l’avait déjà imaginée avant de s’endormir ou si l’image va restée gravée derrière ses yeux.
Ces mêmes yeux qu’il ouvre en grand, soudain, vers le portail derrière moi. Il semblerait que mon prénom soit aussi dans ces eaux-là, alors je me retourne et vois un autre homme, les mains sur les hanches, tout au déluge. Le vacarme du ciel qui s’éclate partout sur le goudron et la tôle m’empêche de comprendre ce qu’il dit alors il répète plus fort : qu’il faut rentrer, que je vais prendre froid, et salue poliment le gars de l’usine au passage. Son torse est un peu rouge et il a de l’herbe collée aux mollets. Ses couilles sont comprimées, sa bite est plus petite que d’habitude – s’il y a bien quelqu’un qui risque de prendre froid ici, c’est lui. Je m’approche et je ne sens pas toutes les cordes s’affaler à nouveau sur mes épaules parce que je vois mieux son visage, qui me sourit timidement. Il m’aime, regardez-le m’aimer bêtement. Je souris sûrement aussi et j’ai surtout hâte, hâte de lui demander comment il a décidé de faire ça. Je veux qu’il me raconte, je veux qu’il m’explique comment ça s’est passé dans sa tête, je veux tout savoir. Alors on salue le technicien, en bons voisins, il hésite à répondre mais on s’éloigne déjà vers la maison, doucement.
0 notes
thibautvillar · 4 years
Text
Chacune de ces personnes
Il y a beaucoup, beaucoup de personnes. Pas ici, là où je me trouve - enfin, si, aussi ici et maintenant, mais surtout partout ailleurs, tout le temps. Il y a beaucoup de rues, autour de chez moi, vraiment une infinité, et chacune de ces rues donne sur des dizaines de bâtiments, où vivent jusqu'à des dizaines de personnes.
Chacune de ces personnes a une mère, un père, des souvenirs d'enfance, des peurs à propos desquelles elles se disent « vivement que j'en sois débarrassé » et dont elles ne se débarrasseront jamais. Chacune de ces personnes, dans chacun de ces bâtiments de chacune de ces rues innombrables, a une opinion au moins vague sur le Président de la République. Sur le pape, aussi, celui-ci ou le précédent, et sur la nourriture épicée. Chacune de ces personnes a déjà eu honte, une vraie honte à se jeter par la fenêtre de honte pour ne plus jamais à avoir à en reparler ou ne plus jamais savoir que cette honte a existé. Chacune a des poils, sue, se gratte. S'étire, s'écroule de fatigue, n'arrive pas à s'endormir, pense parfois à mettre fin à ses jours. Chacune de ces personnes a parfois des émotions, intuitions ou petites douleurs physiques qui lui sont absolument impossibles à décrire avec des mots. Et puis des associations d'idées, des dégoûts, des gênes indicibles : on pourrait l'interroger des heures sous la contrainte qu'elle ne pourrait rien en dire, ne vraiment pas savoir exactement quel effet ça lui fait et pourquoi ça lui arrive. Chacune de ces personnes, dans chacun de ces bâtiments de chacune de ces rues, a déjà dû, tout en restant silencieuse de peur que des personnes dans une pièce voisine ne l'entendent, gérer une constipation légère ou marquée en écrasant sa bouche et ses yeux, le visage violet, les épaules tendues, le ventre contrit - avant de lâcher un souffle le plus silencieux possible une fois l'orage passé. Certaines de ces personnes ont alors eu une petite larme, ni triste ni joyeuse, qui a coulé sur leur joue. Inexplicable, elle aussi.
Ce n'est pas pour autant qu'il faut imaginer que toutes ces personnes sont identiques, assimilables, interchangeables - ce serait trop facile. C'est justement tout l'effroi de cette foule : chacun y porte aussi sa terrifiante infinité de singularités imprévisibles, enfouies quelque part sous toute cette peau. Personne ne leur demande vraiment le détail de ces singularités, non, ça signifierait qu’on n’a pas une idée précise et argumentée de la façon dont fonctionne le monde, donc on fait mine de les deviner et on se trompe.
Par exemple, on pourrait penser que toutes les personnes de toutes les bâtiments de toutes ces rues ont déjà été amoureuses, ou ont déjà été attirées par quelqu'un, que ce sont ces ardeurs intimes qui les lient et les ont toujours liées - et bien non. Certaines personnes ne sont pas attirées par d'autres personnes. Parler, d'accord, rire, s'aimer fortement pourquoi pas, mais faire l'amour, non, ou alors être amoureux, non, ou bien les deux en même temps, non merci. Il paraît qu'ils ne sont pas nombreux, une grosse poignée tout au plus dans ce bon milliard de rues qui m’entourent. Je vous assure : ces personnes n'ont jamais trouvé toute la vie gentiment insignifiante en comparaison d'une personne qu'elles vont retrouver bientôt pour, avec elle, ne rien faire du tout ; et n'ont jamais eu envie de tout casser parce que ça ne marchera jamais, on s'en sortira pas, ça sert à rien d'essayer mais d'accord essayons quand même, ça marchera peut-être cette fois-ci. L’envie de toucher, caresser, regarder, sentir, goûter, aimer quelqu'un ou même avoir des libellules dans le ventre n'est donc pas un point commun à toutes les personnes de cette foule. Ça l'est moins en tout cas qu'être constipé, avoir un avis sur la nourriture épicée ou même des fourmis dans les pieds.
0 notes
thibautvillar · 4 years
Text
Lueur
C'est vrai que c'était idéal, pour une fois je n'avais pas à me plaindre : j'étais juste à côté. J'avais prêté ma tente à cette amie il y a quelques mois, à l'occasion d'une occupation militante d'une place de Paris. Enfin je ne sais plus tellement si c'est une amie, elle comptait passer la nuit là mais n'avait pas de tente alors je lui ai apporté la mienne. Je l'avais achetée l'été précédent, pour un festival et ça l'arrangeait bien, l'amie, elle était contente. Elle y a dormi deux nuits de suite avec sa copine. Quand elle m'a demandé combien de places il y avait dans la tente, je lui ai dit « deux quand on est amoureux, sinon c'est un peu serré ». Quelques semaines plus tard, elle m'a écrit pour me dire qu'il fallait que je la récupère, la tente, à sa manière froide que je connaissais bien : comme un reproche, presque, sinon je sens que ça va traîner.
On a été ensemble six mois, il y a environ cinq ans. C’était quelqu’un d’assez désagréable, moi aussi probablement, et nous n'étions pas très emballés l'un par l'autre. Elle était plutôt attirée par les filles, aussi. Alors on s'est séparés et j'étais très triste, moi, et puis c'est passé. On s'est revus quelquefois pour discuter, d'abord gravement puis légèrement, et à chaque fois elle m'a assez ennuyé. On dirait qu’elle veut toujours se défendre contre tout et tout le monde, farouchement, la mâchoire en avant. Ce qui, dans tout le terrible de notre époque, peut se comprendre - mais pas drôle avec ça, quand je dis une connerie elle dit « rigole pas parce que figure-toi que ». Ce que j’ai plus de mal à comprendre.
Ceci dit, il y a bien une petite lueur qui traîne, quelque part, quand elle est là. Sûrement parce qu'autour d’elle flotte cette année qui a été un grand virage, pour moi et pour tout le monde. L'avant et l'après. Quand le 13 novembre a eu lieu, il a eu lieu tout près de chez elle. Il y a très peu de jours qui ont eu lieu à des endroits précis, quand on y pense ; mais celui-là, si, il a eu lieu à plusieurs endroits et notamment tout près de chez elle. Ce soir-là, elle m'a dit de ne pas essayer de la rejoindre après le travail parce que ça pouvait être dangereux. Alors je suis rentré chez moi comme tout le monde, en pleurant. Mais les jours suivants elle était contrariée, et elle m'a soudain expliqué que j'aurais dû venir quand même : ça voulait dire « viens », en fait, ce soir-là. Et puis quelques semaines plus tard, après avoir traversé tout Paris à pied à minuit sans parler, on s'est quittés dans son lit dans le noir complet. À l’aube elle m'a dit « tu peux partir s'il te plaît ? » et j'ai accepté.
Quelques semaines après son premier message pour que je récupère la tente, sans effet, elle m'a demandé si elle pouvait l'utiliser pour dormir à Notre-dame des landes avec sa copine. J'ai accepté aussi mais elle avait peur de l'abimer, je lui ai dit que c'était sans importance et elle y est allée. Depuis plus rien, mais aujourd'hui c'est idéal puisque le moment où je réalise que j'ai besoin de la tente le weekend prochain est un moment que je passe tout près de chez elle. Je n'ai donc qu'à l'appeler pour que, avec un peu de chance, je puisse la récupérer tout de suite. Elle décroche, elle est chez elle, « bonne idée », je m'imagine toutes les fois où elle a dû pester en se prenant le pied dedans dans son minuscule appartement. Alors je rejoins à vélo le palier de son immeuble, toujours le même. Je l'attends un moment et les souvenirs reviennent en petits morceaux friables ; quand la porte s'ouvre, ce n'est pas elle. C'est son concierge, toujours le même. Je me souviens de la pétition qu'il avait distribué dans l'immeuble contre l'ouverture d'un salle de shoot dans la rue, et je me souviens que ça nous avait tous les deux attristés. Parce qu'on l'aimait bien, le concierge, et que soudain on se retrouvait exposés à ses peurs intimes, profondes, noires, qui l'avaient amené jusqu'au point de rédiger, imprimer et distribuer cette pétition. Je n'ai jamais su si la salle de shoot a ouvert, finalement, mais le concierge est aujourd’hui de très bonne humeur.
Quand elle arrive enfin, il lui fait un grand sourire. Elle me voit, me tend la tente, et je me rappelle soudain qu’elle est volumineuse, et que je vais devoir faire dix kilomètres à vélo avec. Elle n'a pas changé. Si, elle s'habille vraiment mieux, d’un style négligé assez irrésistible. Elle a l'air légèrement emmerdée de me voir, comme toujours, mais me demande poliment des nouvelles - puisqu’on est là. Je lui raconte ma vie de la façon la plus courte possible, et elle me raconte son boulot un peu idiot qui lui permet toutefois de gagner beaucoup d'argent, je trouve ça intéressant. Je lui dis que j'ai vu un tournage un peu plus haut dans la rue, elle n'est pas étonnée. Je fais des sourires, j’assume pleinement mon rôle d'ex « gentil » (elle me l'a dit), inoffensif (elle ne me l’a pas dit). Je me donne souvent un genre de légèreté, je crois, alors que je ne me trouve pas tellement léger comme gars. Mais je ne me force pas, ceci dit - est-ce qu'il faudrait que je fasse un peu la gueule, comme elle ? Comme là par exemple où elle n'a pas trop le temps de discuter, elle doit remonter, pas de problème ? Ça m’arrange, en tout cas. Je mets mon sac à dos sur mon ventre, la tente sur mon dos, et finalement ça ne me gêne pas du tout pour pédaler. Le jour tombe, les terrasses sont pleines et je ne la reverrai peut-être jamais.
0 notes
thibautvillar · 4 years
Text
L’attente
La fête de la musique ne peut être qu'un moment important parce que la musique, c'est ma seule attente. Avoir un groupe, faire des concerts, peut-être composer des albums, il n'y aura de sens que là-dedans. Ce n'est que pour ça qu’existent les grandes discussions : groupes, genres, époques, tout est à débattre et chacun se fait sa place en exposant clairement ses opinions sur les groupes, les genres et les époques. Ce soir, donc, est un soir important : certains amis ont des groupes, font des concerts, et tout le monde va les voir. Moi, je n'ai pas de groupe. Je ne sais pas trop pourquoi. Sûrement parce qu'il n'y a pas d'instrument dans lequel je sois vraiment bon, ou parce que je n'ai pas l'insouciance de faire semblant de l’être. Alors comme tout le monde, ce soir, je vais voir les autres jouer. Sur un bout de place pavée, sous des colombages qui ne les connaissent pas, les groupes branchent des amplis bas de gamme et larsènent les rues qui, elles non plus, ne les connaissent pas.
Assister à un concert d'un groupe de copains n'est pas vraiment simple pour moi. C'est un événement dont on parlera pendant des mois avec les autres, mes amis proches, mais je ne leur dirai jamais que c’était pour moi un moment désagréable. Dans le public d'une vingtaine de personnes, ils sont avec d'autres amis plus vieux que je ne connais pas. Je suis donc seul, et dois me positionner pas trop loin du groupe mais pas trop près non plus. Il y a d'ailleurs toujours au moins trois mètres entre les amplis et l'assistance. Le chanteur, qui vit dans un village voisin du mien, dont les parents sont bouchers chevalins et qui a fait un malaise en EPS au début de l'année, est rouge de terreur. Il introduit, avancez n'ayez pas peur mais tout le monde a peur et personne ne peut faire le premier pas. Cette situation, qui revient à chaque concert, m'effraie presque autant qu'elle me met mal à l'aise.
Un deux trois quatre, au cinq tout sature et rien n'explose, les balances se font pendant le morceau et c'est compliqué. J'ai toutes mes mains suantes dans mes poches, ou je tiens peut-être une bière qui m'empêche d'applaudir en même temps que tout le monde et rien n'est vraiment simple. Je peux bouger ma tête, mais surtout pas les pieds ou le reste du corps. Certitude que tout le monde me regarde et que ça m'est désagréable, alors qu'est-ce que j'irais faire derrière un micro ou une batterie ? Le chanteur, avec tous ses bras et ses mains, a la tâche la plus difficile ; il doit ignorer les larsens, croire à son programme. Au fur et à mesure des morceaux qui, solidaires, se ressemblent tous, il prend confiance. Avance dans le public, regarde les gens dans les yeux, ils sont gênés et ça crée presque une ambiance.
Plusieurs personnes ici se souviendront de ce concert toute leur vie. Moi, d'abord : vu que je n'aurai jamais de groupe et que je ne ferai jamais de concert, il restera comme l'image de ce que j'ai attendu toute mon adolescence, comme ces amis qui aujourd'hui m'ignorent. Les membres du groupe, eux, remplaceront bientôt sans s'en rendre compte les répétitions par des matchs de foot au soleil et ce concert restera donc comme un haut, une arrivée au sommet. Un peu plus tard, il sera pour eux la seule chose à raconter lorsqu'ils avoueront avoir eu un groupe au lycée : « on avait même joué en centre-ville pour la fête de la musique ». Une phrase. C'est pour cette phrase qu'ils suent, ce soir. Moi, je ne sue pour rien.
0 notes
thibautvillar · 4 years
Text
Haïku
Hé ho du bateau
Vous avez pas vu mon gosse
En nage il est nul
4 notes · View notes
thibautvillar · 4 years
Text
À bascule
C'est l'histoire d'un vieux garçon, d'un jeune homme plutôt, de quelqu'un qui ne sait plus trop où il en est.
Il doit bientôt penser aux études qu'il va vouloir faire, mais il en sait rien et puis ses parents sont tellement cons que même ses amis lui disent : qu'est-ce qu'ils sont cons, tes parents. Mais c'est vrai, en même temps, ils comprennent rien à ce qu'il est, à ce qu'il aime, à ce qu'il veut. Alors ils sont mal à l'aise et savent pas quoi lui dire. Il est fasciné par les histoires, par les films, les comics, le Japon. Il aime jouer des personnages, avec ses copains, mais il sent bien que ça ne les fait pas toujours tellement rigoler. Parfois il se dit qu'ils ont pitié de lui, et ensuite il se dit qu'au moins il a des copains, c'est déjà bien. Et puis il les fait quand même rigoler, mais il pense souvent à cet après-midi avec eux où, après avoir bu de l'alcool pour la première fois, il est entré dans un espèce d'état second où il faisait semblant de reconnaître personne et d'envoyer tout le monde bouler, et ils rigolaient encore plus mais lui ne sait plus trop s'il faisait semblant ou pas. Il espère qu'ils ont oublié mais il sait que non, et se dit que peut-être ils en parlent entre eux parfois et disent que quand même, c'était bizarre cette histoire. Il sait pas pourquoi c'est arrivé, mais pendant ces quelques heures c'était une bête de foire et tout le monde le regardait et rigolait et c'était mieux que le reste du temps.
Mais ça peut pas durer tout ça, c'est sûr, et bientôt ils partiront tous d'ici et lui qu'est-ce qu'il va faire. Et puis il y a cette fille du collège qui habite dans un autre village, elle est gentille avec lui, elle lui plaît beaucoup et ils parlent beaucoup le soir sur msn mais il sait pas tellement quoi en penser. Le mieux ce serait qu'il se passe un truc avec elle, ça rendrait tout le reste beaucoup moins grave parce qu'elle est vraiment parfaite. Peut-être d'ailleurs qu'il faut forcer un peu le destin, dans ces cas-là.
Alors c'est pour ça qu'il fait semblant d'aller se coucher, ce soir, pour en fait juste attendre que ses parents dorment. Quand il en est bien sûr, sa respiration s'accélère. Il sort de sa chambre sans faire un bruit, prend les clés de la voiture dans l'entrée, ça doit pas être si compliqué que ça de conduire. Il ouvre le portail sans un bruit, monte dans la petite voiture. Pour la première fois, il est sur le siège conducteur de cette voiture où il a dû toute sa vie entendre ses cons de parents parler de trucs à la con. Il n'a pas trop le temps d'y penser, parce qu'il exécute son plan : enlever le frein à main, ressortir, pousser la voiture jusque dans la rue, c'est pas facile de gérer le volant en même temps mais il s'en sort. Il referme le portail sans un bruit, n'arrive pas à croire qu'il est en train de faire ça. Il pousse encore un peu la voiture, c'est sûr dans quelques heures je serai revenu et tout se sera bien passé. Il monte dans la voiture, démarre, cale. C'est pas grave, ça arrive souvent il paraît. Redémarre, et roule : ça y est, il roule ! Seul ! Et se rappelle qu'on pourrait le reconnaître.
Il rejoint la grande route, sait très bien par où passer, c'est simple. Il est sur la grande route, ne sait pas comment allumer les phares mais c'est pas le plus important. Le plus important, c'est de commencer à penser à ce qu'il va lui dire, à Amandine, quand il va débarquer chez elle, chez ses parents. Il voit arriver l'intersection pour emprunter la petite route de forêt à gauche qui mène à son village, ralentit, tourne et des phares arrivent soudain en face et il faut qu'il tourne plus le volant encore mais ça passera pas, il se plante dans la maison de briques rouge qui fait l'angle. Il lui faut une microseconde après le choc pour penser pourquoi, pourquoi ça a dû arriver, pourquoi ne pas revenir une minute plus tôt dans le temps et refaire ça bien, il n'y croit pas encore mais déjà les lumières s'allument dans la maison pendant que les autres phares passent derrière lui sans s'arrêter. Il faut sortir, ça peut pas arriver qu'il parle aux gens qui habitent là et les flics et tout ça, ça peut pas. Il sort, court en sens inverse sur la grande route et s'engouffre dans la première rue noire qu'il croise. Il reprend son souffle, et n'en a vraiment rien à foutre de se sentir vivant. Il a fait la plus grosse connerie de sa vie, c'est fait, c'est lui tout seul qui l'a faite, ça ne pourra plus jamais n'être pas arrivé. Il marche seul dans les rues noires, et si seulement il était n'importe qui en train de dormir dans une de ces maisons sinistres.
Et maintenant quoi, il va pas rentrer chez ses parents, mais il faut qu'il s'éloigne quand même de la voiture. Et il marche et pense à tout, à Amandine qui dort, aux parents d'Amandine qui dorment, à ses propres parents qui dorment encore quelques minutes avant que le téléphone ne sonne. Il pense à lui-même, à l'avenir, à la prison, à l'argent que ses parents vont devoir dépenser alors qu'ils se plaignent toujours que c'est déjà assez difficile comme ça. Et il marche encore, rejoint la grande route bien plus loin, et se dit que peut-être c'est le moment, le moment de partir d'ici, le moment de commencer le reste de la vie, et pourquoi pas. Laisser Amandine là, laisser tout le monde, et peut-être que toute sa vie il repensera à ce moment comme le grand moment de bascule, et peut-être que toute sa vie il essaiera de se souvenir de ce qu'il pensait ce soir-là, de son état d'esprit, et ne se souviendra plus. Une voiture arrive, il se cache au cas où ce serait la gendarmerie, puis sort de sa cachette et lève le pouce. Il s'entend répondre « Paris » à la question de la destination, en se demandant si ça se voit qu'il a pleuré dans les rues noires. Le gars va pouvoir le rapprocher, « c'est déjà ça », soudain il se sent adulte et commence à y croire, à cette histoire de bascule. Pendant que le gars lui fait de la place sur le siège passager, il sent qu'il va devoir s'expliquer, pourquoi tu fais du stop pour Paris à cette heure-là dans ce bled les mains dans les poches, alors vous allez rire etc. Le gars démarre, il commence à réfléchir à une réponse, à un truc qui aurait du sens. Et puis comprend soudain, dans le silence du moteur qui voit déjà les lueurs jaunes de son bled s'éloigner derrière eux, que le gars ne lui demandera rien.
0 notes
thibautvillar · 4 years
Text
Escroqueries de Jeanne Calment
« Escroqueries de Jeanne Calment ! ». Ce n'est pas moi qui le dit, c'est ce vieil homme qui dort et vit devant une porte de garage, juste en face du parc Montsouris, dans une rue où je passe chaque jour à vélo. Et encore, il ne l'a dit qu'une fois – en réalité il l'a dit plusieurs fois, mais il ne l'a fait qu'à une des fois où je suis passé à vélo. Il le répétait incessamment, en criant presque. Le plus souvent, quand je passe, c'est la nuit, et il dort. D'autres fois il lit, ou fait des mots croisés. Parfois, il s'installe même sur le trottoir d'en face, pour profiter du soleil. En plus des informations que j'ai déjà donné, il y a deux choses à savoir à propos de cette rue : d'abord, elle est en forte pente, ce qui fait que sur le chemin du retour, pour moi, c'est un moment d'effort intense (qui pourrait, en effet, comme certains pourraient venir à penser, altérer mon jugement ou même mes sens, et donc remettre en question la véracité de mes propos – à vous de voir), et à l'aller, c'est une folle descente dans laquelle j'ai à peine le temps de le voir ; de plus, c'est une rue avec énormément de circulation - cet homme voit des centaines, des milliers de voitures chaque jour dans cette rue pourtant étroite, souvent embouteillées par le feu en haut de la pente. En réalité, il ne les regarde pas. Les gens qui occupent les voitures, en revanche, comme moi d'ailleurs, le regardent.
Bien conscient que ce texte, dans son ensemble, ne semble pas pour l'instant destiné au spectaculaire, je préfère vous prévenir pour éviter toute syncope : je suis sur le point de vous donner une information nécessaire à la compréhension du récit qui pourrait être considérée comme pour le moins troublante - accrochez-vous.
Un nombre incalculable de personnes, donc, voit cet homme chaque jour, qu'elles soient en voiture, à vélo ou à pied – et j'en ai moi-même pris toute la mesure lorsque j'ai vu sur Instagram une photo de cet homme prise à travers la vitre de sa voiture par une célébrité. Cette photo a pour but de témoigner, au biais d'un zoom habile, des conditions extrêmes dans lesquelles l'homme vit, rachitique et à moitié nu, au milieu d'une multitude de sacs multicolores. La photo est accompagnée du commentaire « Paris, France, pays d'accueil, terre promise. 7 septembre 2018 ». L'auteur de la photo, certains d'entre vous le connaissent probablement – c'est Michel Leeb.
Cette remarque a pour seul but de vous faire réaliser qu'un nombre incalculable de personnes, venues des quatre coins de l'existence, sont témoins jour après jour de l'extrême dénuement de la vie de cet homme, étalée sur quelques mètres de carré de béton très fréquentés - pas de discuter le choix qui a, visiblement, été le mien, de consacrer quelques précieux instants de ma vigoureuse jeunesse à consulter la page Instagram de Michel Leeb.
« Escroqueries de Jeanne Calment ! » Il était minuit passé, ce soir d'hiver, je sortais du travail et mon coup de pédale, à défaut d'être altéré, comme parfois, par l'alcool, l'était seulement par la pente et ma fatigue après une longue journée ; ce qui reste une altération modérée et me convainc, donc, que l'homme a véritablement proféré ces mots, plusieurs fois, en criant dans sa doudoune face au monde sans même, je crois, voir que je passais devant lui à ce moment-là. Vous avez sûrement entendu parler de cette histoire, de cette théorie récente qui voudrait que l'exceptionnelle longévité de la doyenne de l'humanité, jusqu'ici considérée comme décédée à l'âge de 122 ans, cinq mois et quatorze jours en 1997, soit en fait une énorme supercherie, une arnaque, une « escroquerie » spectaculaire, ladite doyenne étant accusée d'avoir eu en réalité une bonne vingtaine d'années de moins et de ne pas avoir été Jeanne Calment mais Yvonne Calment, sa fille.
Rien n'a été définitivement prouvé, mais cette histoire aura eu le mérite de me faire entendre la voix de cet homme. Jusqu’ici, il semblait n'avoir strictement rien à faire de tout ce qui peut respirer au-delà de son trottoir, pas même des milliers de voitures qui lui effleurent le nez chaque jour et de leurs occupants - pas même, donc, de Michel Leeb. Mais ce ce jour-là, cette nuit-là plutôt, c'en était trop : il ne se laisse plus faire et rugit, crie son indignation à toutes les rues vides et à tous les parcs fermés du monde. Je ne sais pas comment vous avez réagi, vous, quand vous avez eu vent de cette histoire de complot, de coup monté, de supercherie – personnellement, j'ai été étonné, bien sûr, et puis amusé de constater qu'on avait peut-être pu, encore récemment, c'est-à-dire dans une époque où la science et la technologie ne laissent quand même plus grand-chose au hasard, tromper littéralement le monde entier, impunément. Encore une fois, rien n'est prouvé définitivement, mais le détail des faits récemment exposés reste troublant.
En tout état de cause, « amusé » n'est pas l'adjectif qui conviendrait le mieux à la réaction de notre homme cette nuit-là. Outré, scandalisé, vexé même, au sens le plus fort que ce mot peut générer, sembleraient plus adaptés. Comment l'expliquer ? Pourquoi est-ce cette information en particulier qui, soudain, l'a sorti de ce qui s'apparentait à un vœu de silence, ou en tout cas de solitude et d'introspection ? Très vite, une idée de réponse à cette énigme m'est venue, et elle est sûrement déjà parvenue également à plusieurs d'entre vous. En réalité, je peux vous le dire désormais : je suis allé à sa rencontre hier soir, sur son trottoir, je lui ai posé la question et il m'a confirmé cette intuition. Cet homme, sous des faux airs de désintérêt généralisé et d'indépendance absolue, était jusqu’alors un homme en mission - qui avait beaucoup à prouver, et pas seulement à lui-même. Il m'a confié l'impensable, l'incroyable, l'image radicale, le hors-piste définitif de la raison. Cet homme a, depuis janvier 2019 (soit quelques mois après le cliché de Michel Leeb, qui n'en savait rien), 122 ans.
Vous avez bien lu : il est né en 1897, juste après l'invention du cinéma, rien que ça ! Le temps coule différemment, pour lui, vous l'imaginez bien, mais ça fait quelques années déjà qu'il était conscient de pouvoir, peut-être, dans l'indifférence générale, dépasser Jeanne Calment et ainsi repousser les limites-mêmes de l'existence. Rendez-vous compte : on parle ici d'agrandir le monde, d'un geste beaucoup plus absolu et définitif que n'importe quel artiste, n'importe quel De Vinci, tous les Proust du monde – c'était le sens qu'avait enfin, à ses yeux, son éternité de vie. 122 ans, 5 mois et 14 jours, c'est l'âge de Jeanne Calment à sa mort. Il avait 3 mois et 26 jours de moins lorsqu'un jour, après une nuit agitée, il feuilleta Direct Matin, tombé d'une voiture comme beaucoup d'autres choses, et apprit. Il apprit ce que vous savez déjà, désormais – qu'il est probable, très probable, en tout cas lui en est désormais convaincu, qu'il soit depuis longtemps loin devant la véritable première, désormais deuxième personne ayant vécu le plus longtemps de l'histoire de l'humanité, l'américaine Sarah Knauss, décédée en 1999 à l'âge de 119 ans. Avant même qu'il atteigne son pauvre rêve de vieillard, donc, son immense fantasme de démiurge, ses Nymphéas, sa conquête napoléonienne, il apprit non pas qu'il ne l'atteindrait jamais ; mais que c’était fait depuis longtemps, sans que lui ni personne ne l'aie apprécié, fêté, savouré. Gâchis, cauchemar, Waterloo pathétique.
Le pire, peut-être, comme il me le soufflait, reste que cette révélation n'a même pas eu la décence de l'achever, de se faire pardonner sous forme de point final, de balle de match réglée d'un ace salvateur. Non : il se réveille encore chaque matin, dans la jungle de l'inconnu des années, dans la forêt vierge de toute expérience humaine, et n'a même plus la force ni l'envie d'aller quelque part clamer son statut héroïque pourtant chaque jour grandi. Il ne lui reste plus qu'à crier à la lune, hurler au froid comme un dépossédé, orphelin de cette joie conquérante qu'il brûlait de vivre, le nom de celle qui a tout gâché. Encore une fois, plus que jamais et malgré tout, comme toujours, pour lui beaucoup plus que pour tous les autres, la vie continue.
0 notes
thibautvillar · 4 years
Text
Brave
Il faut que tu sois brave, elle m'a dit qu'il fallait que je sois brave. Je sais pas trop ce que ça veut dire, et puis surtout j'ai l'impression que c'est comme incompatible avec moi : j'ai l'impression qu'il me manque la case « bravoure », à moi. Et puis de toute façon j'en voudrais pas : ça m'intéresse pas, moi, d'être brave, gardez-le. Même courageux – à d'autres. J'ai connu quelques aventures, dans ma vie : l'école, le vélo, les jeux vidéo, les copains. Mais ça, jamais. Il faut, ma mère veut, tout le monde veut, j'ai pas le choix, que j'apprenne à nager.
Pour moi, apprendre à nager restera comme l'invention du malheur. On est samedi matin, il fait gris et froid, je pourrais regarder des séries à la télé mais non, on prend la voiture pour aller au village d'à côté, celui où il y a une piscine municipale. Pas couverte, non. On est que deux à ne pas savoir nager, à notre âge tout le monde sait faire. L'autre, c'est une fille de mon village qui ne parle jamais, d'habitude. Là elle craque, elle pleure et hurle au milieu de l'eau. Si elle ne l'avait pas fait, peut-être que je m'y serai laissé aller à sa place, et peut-être que tout ça aurait été encore pire - je lui en dois une, peut-être.
Ma mère est assise sur les gradins et attend patiemment, comme toujours. Sa dévotion pour moi, pour que je sache faire ce truc que tout le monde sait faire, pour qu'on ne se moque pas de moi quand je serai ado, pour que je puisse un jour draguer des filles dans la mer des vacances, n'a aucune pitié. Quand a-t-elle pensé à elle pour la dernière fois ? Elle est ferme, impassible, ignore mes jérémiades avec une sérénité impressionnante, en a vu d'autres. Elle le sait, elle, que je vis une torture, qu'en somme elle me fait souffrir, mais elle sait aussi qu'en quelques samedis ce sera plié et que je ne la remercierai jamais. C'est son rôle d'être ferme, apparemment. Elle a été un peu étonnée, certes, que je sois si différent de mes frères et sœurs pour ce qui est de l'eau, vu qu'eux y passaient des heures dès qu'ils l'ont pu alors que moi, bébé, je hurlais à chaque fois qu'on m’y trempait les fesses - un peu étonnée, oui, mais qu'importe, c'est une épreuve comme une autre, il suffit de serrer la vis et ça passera, comme toujours. Vraiment ?
À chacun son moniteur impatient, pas pédagogue pour un sou. À chacun sa ceinture de bouées, à chacun sa planche en polystyrène grinçant. Quand je tape des pieds je recule, quand je veux respirer je bois la tasse. Pour la première fois, je n'arrive pas à faire ce qu'on me demande donc pour la première fois, je me demande quel est l'intérêt de la question. Je n'ai jamais vu d'endroit aussi grand que cette piscine vide, le samedi matin, sous le ciel le plus gris de la terre. De temps en temps, un train passe sur le chemin de fer qui surplombe le bassin. C'est la fin du monde tous les samedis, pour l'autre comme pour moi. Quelle idée, quelle folie, qu'est-ce qu'on fait là ? Vous êtes sûrs que c'est si important, dans la vie, de savoir faire ces mouvements bizarres dans de l'eau ? Et même si ça l'était, est-ce que ça mérite vraiment de vivre ce moment où, quand je bois la tasse ou que je n'ai soudain plus de forces pour remonter à la surface, plus de souffle pour aller jusqu'au bord, je sens pour la première fois de ma vie la mort toute proche, juste là ? Est-ce que ça mérite d'entendre l'autre hurler sous l'eau, crier à sa mère, moins confiante que la mienne, qu'elle veut sortir, qu'elle veut pas, que c'est horrible ? C'est une grande plaisanterie, c'est ça, c'était pour déconner ? Quand est-ce que vous avouez, qu'on arrête cette folie et qu'on aille tous manger ensemble à la pizzeria d'à côté sans jamais en reparler ?
0 notes
thibautvillar · 4 years
Text
Demain
On est demain. Je pense qu'hier ça valait le coup, on peut pas encore dire mais je pense. Parfois, là maintenant, j'ai une drôle d'impression, mais ça dure pas. Tout s'est bien passé, on peut dire, je suis marié maintenant, et pour toujours je vais avoir été marié, même si ça dure pas. D'hier, je me rappelle un moment de flottement, de vide, où plus personne autour de moi n'existait, et où il n'y avait plus de musique, plus de mariage, quoi, d'un moment où je fixais une bouteille de vin, et où je me suis mis à penser à sa forme, à sa fabrication, à l'usine qui l'a fabriquée, et au fait qu'au même moment, cette usine était sûrement en fonctionnement, et il y avait sûrement plein de gens qui étaient en train d'y travailler, comme plein d'autres dans le monde dans plein d'autres usines qui fabriquent des bouteilles. On m'a secoué pour que je regarde arriver la fontaine de chocolat, le clou du spectacle, qui glissait déjà vers le milieu de la pièce sur son plateau roulant. Une jeune fille, qui pensait à beaucoup d'autres choses bien plus importantes dans sa vie, la suivait en déroulant sa rallonge électrique au fur et à mesure. On est demain et il y a un coquelicot qui a dormi avec nous, sa tige est coincée sous ses fesses, elle dort encore. Elle n'est pas encore demain. C'est toujours bizarre, d'être demain, faut pas s'inquiéter j'imagine, l'ivresse manque toujours à tout le monde de toute façon. Et puis là je suis tout seul, j'ai du temps, je peux encore me lever, et même sortir. Dehors le soleil a l'air en forme, c'est pas parce que je suis en caleçon que je peux pas aller sur le talus, regarder les vignes. C'est pas parce que c'est demain que le talus c'est pas une montagne, c'est pas parce que je suis plus ivre que je peux pas monter sur toutes les montagnes, si je veux, c'est demain aujourd'hui, je pense qu'on peut tout faire.
1 note · View note
thibautvillar · 4 years
Text
Portrait
Je ne m'en souviens pas très bien, bizarrement, alors qu'il m'a fait un effet dévastateur, cataclysmique même. Il est juste passé, comme ça, quelques minutes, je ne le reconnaîtrais sûrement pas dans la rue mais ces minutes ont suffi pour que tout change en moi. Le plus important, ça va vous paraître bête, mais tant pis je le dis quand même : le plus important, c'est ses cheveux. A-t-on vu pareille liberté, a-t-on vu un tel sentiment de vie, de désintérêt, de présence dans les cheveux de quiconque auparavant, je m'avance peut-être un peu mais je crois que non. C'est quelqu'un de beau comme le feu ardent sans jamais s'être regardé dans un miroir - ou en tout cas beaucoup moins souvent que moi, vague volute d'allumette tiède. Voilà un type qui ne s'ennuiera jamais, qui ne rentrera jamais se coucher, un type qui, dans sa redingote aux poches bourrées de trésors, brille comme un priapique. Regardez-le danser, levez vos yeux vers lui. Je dis ça pour vous, lui vous pouvez être sûrs qu'il s'en fout, de votre avis. Il n'y a que moi, vraiment, qui ait trouvé en le voyant un sens nouveau et évident aux jours qui passent ? Je ne peux pas le croire. Non je ne connais pas son nom, je m'en souviens à peine de ce gars je vous dis, mais regarde mes mains trembler à son souvenir. Regarde ma redingote toute neuve. Mes poches sont vides pour l'instant, d'accord, mais chaque chose en son temps. Je ne suis pas stupide, je sais bien que le plus important n'est pas là. Mais c'est un début, un premier pas vers la liberté, vers la lumière, laisse-moi y croire, merde, pour une fois que je sais ce que je veux.
0 notes
thibautvillar · 5 years
Text
Mal tomber
Ça ne pouvait pas tomber plus mal, tout simplement. C'était ce fameux « pire des cas » dont on parle tant, et comme d'habitude je me suis demandé si, quelque part, je ne l'avais pas un peu mérité. Si quelqu'un ou quelque chose de supérieur (dont on parle beaucoup aussi) ne s'était pas arrangé pour qu'elle sonne pile à ce moment-là, au pire des moments.
Elle était prête, elle, elle avait toute son émotion toute prête. Prête à voir à quel point ma tête avait changé, en vingt-cinq ans, et puis le ventre et les rides et l'odeur c'est pas grave, et surtout prête à être émue par la partie qu'elle reconnaîtra qu'elle retrouvera qu'elle n'avait jamais quittée, qui sait si dans mon cas c'est mon regard ou la façon que j'ai de dire « comment ça va », peu importe. Mais moi, alors même que ça faisait des jours, des semaines que j'y pensais que je n'attendais que ça du radio-réveil, et bien moi je n'étais pas prêt. Ce jour-là, mon chauffe-eau a rendu l'âme. Rien de grave, je me dis, il a bien vécu, je me dis, je vais le faire réparer, je me dis, j'appelle un gars. En viennent deux, très compétents. Ça pourrait paraître paradoxal, mais ils ont aussi jeté comme un froid - comment je pouvais savoir, moi ? Qu'ils étaient en couple, les deux ? Qu'ils étaient sur le point de ne plus être en couple, comment je pouvais savoir que ça les rendait beaucoup moins efficaces dans leur travail malgré leur grande compétence ? Qu'ils allaient se mettre à crier et éclater l'un sur l'autre, d'un coup mais pendant longtemps ? Je ne pouvais pas le savoir.
Je n'étais pas prêt, j'étais tout à ça quand ça a sonné. Mais ça a bien sonné parmi les cris, j'ai pas rêvé, et si c'est le voisin qui se plaint il pourra peut-être m'aider à les maîtriser, après tout, j'ai quand même arrosé ses plantes une fois il y a dix ans donc je lui ouvre mais je n'étais pas prêt, ça ne pouvait pas tomber plus mal : c'est bien le pire des cas quand à la fois le voisin a changé en dix ans ou plutôt vingt-cinq, et il a ce sourire qui ne m'a jamais quitté et des rides et dit « salut » de la seule bonne façon au monde et derrière moi l'autre n'en peut plus de souffrir et jure qu'il va lui lâcher le chauffe-eau sur les doigts s'il ferme pas sa grande gueule, et sans eau chaude moi je ne me suis pas lavé ni rasé, le vrai voisin arrive maintenant derrière elle sans qu'elle le voie et elle a amené des fleurs, dis donc, et le voisin a changé et on a jamais vu pire cas que celui-là et en même temps, en même temps j'arrive à me dire, à faire un tri pour me dire : elle continue à sourire quand même, et pas parce que c'est drôle mais parce qu’elle regarde mon odeur ou alors juste moi, donc oui en même temps dans tout ça elle me regarde quand même en souriant et ça tombe plutôt bien parce que je crois que moi aussi, je la regarde en souriant.
0 notes
thibautvillar · 5 years
Text
Strasbourg
Il y a une ville, quelque part, où je n'ai rien vécu.
Je n'y suis jamais allé, même pas juste passé. Je ne sais pas à quoi elle ressemble. Un jour, quelqu'un m'a dit tout le mal qu'il pensait d'une autre ville parce qu'il n'aimait pas du tout l'autoroute qui y passait, qu'il connaissait très bien. Pour lui, la ville devait sûrement être du même tonneau. Il y a bien une autoroute qui mène à la ville dont je vous parle, mais même elle je ne la connais pas. Je ne sais pas non plus à quoi ressemble la gare de cette ville, à ce que ça fait d'y arriver un dimanche soir, à l'heure où même les kebabs du quartier sont fermés. Ce que ça fait d'attendre quelqu'un, à la gare de cette ville, quelqu'un qui m'a beaucoup manqué ou que je n'ai encore jamais rencontré, ou les deux. Je ne connais pas sa cathédrale, que je n'ai jamais fait visiter à des amis de passage ou à mes parents. Je ne connais aucun de ses immeubles, aucune de leurs cages d'escalier. Je n'ai jamais embrassé personne dans une cage d'escalier de cette ville, ni même fortement pensé que j'allais peut-être très bientôt embrasser quelqu'un, dans une des cages d'escalier de cette ville. Je n'ai jamais lu un peu sur un banc d'un parc de cette ville en attendant qu'un ami, très en retard et qui s'en veut beaucoup alors que ça n'a aucune importance pour moi, me retrouve pour aller boire un verre. Il n'a jamais sué puis repris son souffle devant moi en enlevant son écharpe, ayant couru de peur de me faire perdre mon temps. Je ne lui en ai jamais voulu. Je ne me suis jamais demandé comment j'ai bien pu rentrer chez moi, hier soir, dans cette ville, dans l'état où j'étais. Je n'ai d'ailleurs jamais oublié aucun moment passé dans cette ville ; tout comme je n'ai pas oublié ce souvenir qu'une amie persiste à penser avoir vécu avec moi, dans cette ville, alors que c'était avec quelqu'un d'autre. Je n'ai jamais dit que j'allais bientôt la quitter, cette ville, pour changer d'air, voir autre chose. Je ne l'ai jamais quittée.
0 notes
thibautvillar · 5 years
Text
Et alors
Les façons qu'il avait de se présenter aux gens, c'était unique. Il était unique, beaucoup plus que les autres, il disait « et alors ? » à tout bout de champ et ça faisait chier tout le monde mais tout le monde savait qu'il avait raison. Il se présentait aux gens et aux endroits avec des pantalons trop larges. Ses pantalons étaient trop larges pour lui, pour les gens, pour les endroits, parce que quand il marchait ses pantalons se balançaient d'avant en arrière et continuaient encore un peu à se balancer d'avant en arrière quand il s'arrêtait de marcher, et qu'il disait « et alors » à tout bout de champ. Il avait raison tout le temps mais d'une façon unique, beaucoup plus unique que les autres, parce que quand il disait quelque chose tout le monde était d'accord mais personne n'aurait eu l'idée de dire la même chose que lui. Il ne mangeait pas, jamais, même pas le matin alors est-ce que vous connaissez quelqu'un de plus unique ? Non, au restaurant il buvait de l'eau et moi j'étais un sac à bouffe, que voulez-vous, pour ce qui est d'être unique je lui arrive pas à la cheville tout le monde le sait, je disais « tu manges rien » il disait « et alors » et il avait raison. Moi j'ai des pantalons à la bonne taille, ça aussi tout le monde le sait mais tout le monde s'en fout, et lui maintenant ses pantalons ils se balancent loin de moi mais vous pouvez être sûrs qu'ils se balancent quand même, et moi je suis carrément descendu à ses orteils mais lui vous pouvez être sûrs qu'il est plus unique que jamais, et alors ?
2 notes · View notes
thibautvillar · 5 years
Text
Au feu
« Ben oui mais vous comprenez bien que c'est pas logique », je lui ai dit. « Comment j'aurais pu savoir, moi », je lui ai demandé, il m'a dit que tout le monde savait ça. Il m'a demandé comment j'ai fait, je lui ai dit que par contre j'ai tout fait bien comme j'ai appris chez les scouts, brindilles, carton, cagette, petites bûches, hop le tout en pyramide et il pouvait pas me reprocher d'avoir mal fait parce que alors là j'ai tout fait bien alors il a rien à me dire. Et ensuite qu'est-ce qui s'est passé, ben y'avait de la fumée même sur le balcon tellement y'en avait, et j'ai mis plein de torchons humides sur les flammes mais c'est des conneries tout ça parce que ça a rien fait et y'avait encore plus de fumée j'ai l'impression et je sais plus où j'ai appris qu'il fallait faire ça mais c'est des conneries, faut croire. Il m'a dit oui oui et ensuite, et ben ensuite je suis allé voir la voisine pour lui demander si elle elle avait déjà rencontré ce genre de problème avec sa cheminée et elle m'a pas répondu, elle a crié et couru après son chat en me demandant si j'avais appelé les pompiers, je dis non pourquoi les pompiers ils savent faire marcher les cheminées, elle me dit mais non mais, je dis ah ben on est bien avancés. Et alors là la fumée les escaliers le chat je trébuche les gens courent et puis chez moi ça craque de partout et vas-y qu'on me tire par le bras je dis oh tu me touches pas, oui d'accord ça crame mais un peu de politesse c'est pas pour les chiens, d'abord, à ce que j'ai cru comprendre, et vas-y que tout le monde en tongs sur le trottoir et là-haut sur mon balcon y'a le ficus qui crame et bonjour les boules de feu tout noir les murs et les vitres cassées, les camions de pompier hop les pyjamas en double file, pinpon qui claque les portières, les cheminées c'est juste pour décorer Mr Morel, qu'est-ce qui vous a pris ben j'avais froid, un peu de gaieté c'est trop demander peut-être, ah ben là nos cœurs ils sont bien réchauffés c'est sûr surtout celui du chien de Mme Duteuil qui est encore en haut, avouez que c'est quand même pas logique, scooters et vélos le pied à terre, périmètre de sécurité pour les klaxons et que bien tout le monde soit au courant, pour une fois il se passe quelque chose, pour une fois les gens crient mon nom.
0 notes
thibautvillar · 5 years
Text
Matin qui chante
Je me réveille. Tout de suite, je pense à ma journée de la veille. Je fais souvent un point, le matin, sur ma journée de la veille, ça fait comme un journal que je tiens uniquement dans ma tête. Ensuite, je pense au petit-déjeuner, à ce que je vais manger. Je me demande s'il reste du pain. Et puis, là, je pense à tout le reste. À tout ce que ma journée peut être, après le petit-déjeuner.
D'ici à ce soir, si je le veux, même si je ne le veux pas d'ailleurs, je peux : démissionner, poser un préavis de départ de mon appartement, me raser la tête, me faire tatouer. Aller chercher le pain tout nu, faire un attentat, dire à mes parents de ne plus m'appeler et même de sortir de ma vie définitivement, dire à mon meilleur ami que je suis amoureux de lui depuis le début et qu'il faut qu'il fasse un choix car désormais pour moi c'est tout ou rien. Me suicider, me ridiculiser sur les réseaux sociaux, escalader une grue et crier très fort que je n'ai aucune revendication, faire l'amour avec une femme et qu'elle tombe enceinte, faire l'amour avec une femme sans qu'elle tombe enceinte, faire l'amour avec un homme sans qu'il tombe enceinte, faire l'amour avec un homme et qu'il tombe amoureux de moi, taguer Le Radeau de la Méduse, taguer le fond de ma bouche, faire l'ange avec les bras et les jambes allongé dans la fontaine Saint-Michel puis me relever tout ruisselant et m'étonner très fort que c'est vraiment bizarre, ça ne marche pas, aller à la mairie d'arrondissement me plaindre qu'il y a un problème avec les fontaines, oui monsieur je les ai toutes essayées, qu'est-ce que vous faites avec nos impôts locaux à la fin, partir loin.
D'ici à ce soir, en somme, en fonction de ce que je décide de faire, ma vie peut avoir beaucoup changé. Celles des autres, aussi. Je suis encore dans mon lit, personne ne se doute de rien et c'est bien normal. Aujourd'hui j'ai la liberté de faire des choses qui auront comme conséquences que, bientôt, certains diront « ben ce mec c'est bizarre, depuis qu'il a fait ce truc-là c'est plus vraiment pareil, il a changé je trouve, on se voit moins et je crois que je m'en porte pas plus mal », tandis que d'autres diront « ben ce mec c'est marrant, depuis qu'il a fait ce truc-là je le vois différemment, il m'avait jamais vraiment intéressé jusque-là mais maintenant je dois avouer que je suis un peu sous le charme ». D'autres, enfin, diront comme toujours « non, vraiment, je vois pas qui c'est ce mec ». « Ce mec c'est bizarre », « ce mec c'est marrant », « je vois pas qui c'est », trois réflexions qui ne tiennent qu'à ce que je vais faire aujourd'hui. Vivement demain matin.
1 note · View note