Tumgik
#je sais pas si je l'aurais écrit de la même manière aujourd'hui tiens
saturnefanfictions · 7 years
Text
En 2015, j’ai écrit le plus fidèlement possible mes souvenirs de ma mère, les plus anciens, et aussi ceux qui m’ont le plus marquée. J’ai rédigé tout à la main, ai relié les pages, et lui ai offert pour son anniversaire. Ça a eu un grand succès dans ma famille, ils ont tous lu et commenté. D’ailleurs mon frère, mon père et mon cousin avaient l’air très envieux et il est clair qu’ils auraient voulu que je le fasse pour eux aussi. ^^’
Bref, comme c’était pas une fanfic j’ai pas pensé une seconde à mettre en ligne, je me disais qu’un texte autobiographique, sur ma mère de surcroît, ça intéresserait personne. Mais @andersandrew ne serait pas contre y jeter un œil, donc voilà, je mets sur Tumblr.
Et là, contrairement aux fanfics, pour une fois je peux dire que absolument tout m’appartient. :D
Warning, pavé sous le cut !
À l'époque où je n'avais pas conscience d'être un enfant, mon univers se réduisait à trois personnes.
Il y avait mon frère dont j'enviais l'assurance et le talent. À la fois grâce et plaie, il représentait un élément instable pouvant déraper de compagnon de jeu à menace explosive – et inversement – en une fraction de seconde.
Il y avait mon père, perchoir à câlins et allié indéfectible. Celui vers qui me tourner pour obtenir protection ou faveurs, et à qui une mauvaise note lui tirait le même commentaire impassible qu'une bonne. Ces choses-là n'étaient pas importantes pour lui. Il n'était pas un adulte au sens propre, mais un égal à l'esprit joueur.
S'il y avait une figure d'autorité parentale, quelqu'un à rendre fier et dont je cherchais l'approbation, c'était bien ma mère. Elle dégageait une dignité un brin sévère dont mon père était dépourvu, qui la rendait bien plus crédible à mes yeux. Tout geste affectueux ou compliment de sa part était inestimable car rare et mérité. Ce n'était pas quelque chose qui lui venait naturellement. Le moindre tapotement sur la tête, aussi maladroit fût-il, valait son pesant d'or.
Hors de ce cercle restreint, tout n'était qu'abstraction. J'évoluais dans un théâtre d'ombres qui ne s'animait qu'en ma présence. Il ne me serait pas venu à l'idée que les instituteurs, les passants dans la rue ni même les murs de l'école aient une existence propre et indépendante de la mienne.
Ils étaient là, voilà tout.
Le mur noirci s'élevait haut, ses pierres rongées de sable jusqu'au sommet. L'horizon ondoyant avalait l'azur du ciel dans le roulis de la mer étouffé par la rumeur citadine.
Mon attention s'était fixée sur un petit crabe inerte à mes pieds. Fascinée, je pris le risque de le toucher du bout du doigt, l'enfonçant davantage dans le sable tiède. Il n'en bougea pas plus. Le soleil traçait les reflets rouges orangés et les contours de son corps translucide comme il l'aurait fait pour une pierre précieuse.
Le crabe était mort. Je n'en ressentais aucune tristesse. Peut-être même une once d'orgueil : je pouvais disposer à ma guise de ce qui, vivant, aurait pu me faire du mal.
Je courus droit vers le parasol pour en déloger mon père, le forçant à venir voir le crabe afin qu'on le ramène pour l'offrir à ma mère. Je pensais qu'il s'agissait là du plus beau cadeau qui soit.
Le train avait démarré depuis longtemps lorsque je tournai enfin la tête. Je fus surprise de voir le paysage défiler à grande vitesse par la fenêtre. Je réalisai soudain que ma mère n'était nulle part en vue, et la cherchai des yeux, la peur s'ancrant dans mon ventre. J'étais entourée d'inconnus sans visage. Un garçon pleurait à chaudes larmes, lui aussi ne comprenait pas pourquoi sa mère n'était pas là.
Je ne pleurais pas, moi. J'ignorais ce que je faisais là, mais je savais que j'étais supposée le savoir. Dans le brouillard confus de ma mémoire, je me souvins que ma mère m'avait tout expliqué, sans que je n'en retienne un mot.
Il ne m'en fallut pas plus pour que toute angoisse s'évapore. Si ma mère savait que j'étais ici, c'est que je n'avais aucune raison de m'inquiéter.
Une femme essayait en vain de consoler le garçon en lui assurant qu'il reverrait sa mère.
Son avant-bras reposait sur la table et sa main remuait nerveusement, comme animée d'une volonté propre. Incapables de rester calmes, les doigts s'occupaient à chasser un grain de sucre ou tapoter la surface de bois comme un animal aveugle. Le tintement de cuillères dans les tasses rythmait le débit régulier de sa voix, seulement interrompu par un marmonnement approbateur ou bref commentaire de mon père.
L'odeur du café saturait l'air.
Les coudes appuyés sur la table, je laissai tomber ma tête jusqu'à caler mon menton sur le moelleux de l'avant-bras en faisant mine d'écouter. Ma mère ne broncha pas à l'invasion – il était fort probable qu'elle n'ait rien remarqué, tant elle était absorbée dans cette conversation qui ne m'intéressait pas. Je m'affalai davantage, allongeant ma tête sur son bras et pressant mon nez froid contre sa peau. J'en inspirai le parfum de fer à peine perceptible, bercée par le ronronnement de sa voix.
Tandis qu'elle prenait une gorgée de café sans se formaliser de sa fille monopolisant son bras, je tournai la tête et collai mon nez contre le dos de sa main – celle-ci s'immobilisa docilement, me laissant respirer l'odeur de fer qui s'était précisée. Je fermai les yeux, imaginant une mine au plus profond des entrailles de la Terre. La pesanteur d'un casque équipé d'une lampe dont le faisceau lacérait les ténèbres et éclaboussait les roches luisantes d'humidité.
Je manquai de trébucher, essuyant d'un revers de manche mon front couvert de suie. Des pierres roulaient sous mes pieds et la pioche pesait lourd dans mes mains percluses de cloques. Des wagonnets chargés de monceaux bruts de fer roulaient derrière moi dans un crissement qui couvrait les échos des voix de mineurs.
La pioche s'abattit dans la roche avec fracas et engendra une rampante fissure. La paroi se craquela, le sol se mit à trembler. Nous nous mîmes tous à courir vers la sortie alors que tout s'effondrait autour de nous. La lumière du jour brillait au loin comme une promesse.
Les poutres qui soutenaient la voûte du plafond se brisèrent et tout s'écroula. Ensevelis dans le noir et suffoquant dans l'air qui se raréfiait, nous grattions les roches à nous en arracher les ongles....
Je rouvris les yeux dans la lumière vive de la cuisine, éblouie et les paupières lourdes. Ma mère parlait toujours, et les légers mouvements dans son bras m'indiquaient qu'elle hochait la tête avec véhémence pour appuyer ses propos. Sa main tressautait sous ma joue, comme un faible animal pris au piège.
Je pris soin d'inspirer une dernière bouffée de fer avant de la libérer.
L'oreiller dans mon dos ne faisait guère qu'amortir la morsure du bord du lit. La couverture qui enveloppait mes genoux exhalait une odeur douceâtre de poussière. Ses bords râpés au bleu fané avaient quelque chose de rassurant. Dans ce cocon de lumière mordorée dans l'angle du lit et de l'armoire, je me blottissais contre ma mère en peinant à garder mes yeux entrouverts. La joue pressée contre son épaule, bercée par sa voix qui s'écoulait comme du miel liquide, je luttais contre le sommeil.
Non pas pour connaître la fin de l'histoire qu'elle me lisait – je la connaissais si bien que j'aurais pu la réciter de mémoire – mais pour prolonger ce moment où elle s'occupait exclusivement de moi. Engourdie dans un nuage de coton, je regardais entre mes cils les images de l'album sans vraiment les voir. La voix marquait des pauses, et un doigt pointait un détail du dessin tandis que je développais l'art de bailler en silence, sans ouvrir la bouche. Pourvu que cela ne finisse jamais.
Ça n'a l'air de rien, l'angle d'un lit et d'une armoire, des draps fleurant bon la lessive, la teinte pastel des murs, le bleu tendre d'une couverture usée... mais ces instants ont associé pour toujours imaginaire et plénitude.
Je traçai le dernier pétale en tirant la langue d'application. Ce fut avec fierté que je reposai le feutre, mon dessin achevé – les pétales étaient tous à peu près de la même taille et il ne restait pas de trou pour une fois. La fleur s'élançait dans le ciel ensoleillé et dépassait le toit de la maison. Le même schéma répété inlassablement. Je ne pouvais me résoudre à dessiner autre chose qu'une maison jouxtant une géante fleur sous un radieux soleil.
Repoussant les feutres sur le bureau, je saisis le dessin en appelant ma mère pour le lui offrir.
Mes doigts plongèrent dans la fourrure douce et épaisse. Décrocher le manteau dans l'atelier étriqué ne fut pas une mince affaire, mais je parvins à l'extirper de la masse en tirant de toutes mes forces. Le cintre tomba à terre avec un bruit métallique tandis que je passais un bras, puis l'autre. Le manteau pesait lourd sur mon dos et mes mains se perdaient dans les manches.
Je saisis le tabouret au passage afin de fouiller dans les armoires et trouver de quoi compléter le déguisement.
Hissée sur le tabouret et un genou pressé contre le lavabo, je me penchai sur le triple miroir afin d'étudier mon visage sous tous les angles. En les inclinant de la bonne manière, je pouvais même voir à quoi ressemblait ma tête de derrière. Un bandeau retourné encerclait mon crâne et une plume famélique de pigeon s'y trouvait plantée.
En équilibre précaire sur le lavabo, tout le maquillage de ma mère que j'avais pu dénicher. Je n'avais pas la moindre idée de l'utilité exacte de ces palettes de couleurs. Était-ce pour les yeux, les joues ou les lèvres ? J'aurais été bien en mal de le dire. Toujours est-il que cela faisait l'affaire comme peinture de guerre indienne.
J'achevai de tracer des lignes rouges, noires et vertes sur mon front et mes joues avant de tout ranger. J'avais le temps de jouer au moins une heure tant que la maison était vide, et je nettoierais tout au savon ensuite.
Ma mère n'en saurait rien.
L'eau remuait à gros bouillons dans la casserole, faisant trembler bruyamment le récipient en verre qu'elle contenait. Le chocolat onctueux y englobait ma cuillère et distillait dans la cuisine une alléchante odeur. À côté, ma mère s'essuyait les mains sur son propre tablier avant de beurrer le plat. J'en profitai pour lécher la cuillère pleine de chocolat brûlant.
Le résultat n'était jamais aussi savoureux que le processus en lui-même. Ce mélange de parfums sucrés, de plats à lécher et d'instructions de ma mère à suivre à la lettre.
Nous pencher dans le vide pour effrayer notre mère était un plaisir raffiné que je partageais avec mon frère. À chaque fois qu'il y avait une falaise, un précipice, bref, qu'une chute mortelle était à craindre, nous ne pouvions résister à l'envie de nous approcher du vide en lui criant de regarder et que nous allions tomber.
Ça valait la peine de risquer la chute pour la voir s'enfuir en clamant qu'elle ne voulait pas voir ça.
Le soleil filtrait entre les feuilles des arbres, mouchetant de taches lumineuses le chemin de terre et d'herbe. La sangle des jumelles sciait ma nuque et le lourd objet se balançait et heurtait mes côtes à chaque pas. Chacun marchait à son rythme et le groupe s'était étalé, avec en tête mon frère et mon cousin. Je me tenais au niveau de ma mère qui se trouvait en grande discussion barbante. Je tirai sur sa manche pour attirer son attention, mais elle m'ignora. Ou plutôt, elle ne m'avait pas remarquée comme c'était souvent le cas lorsqu'elle était ainsi prise dans son flot de paroles.
Je profitai de l'aubaine pour ôter les encombrantes jumelles qui pendaient à mon cou et, tout en marchant, les approchai avec précaution de sa main. Pas trop vite, afin de ne pas briser sa transe.
La manœuvre fonctionna : la main me débarrassa diligemment de mon fardeau sans que ma mère n'ait rien remarqué. Un rictus en coin, j'échangeai un regard avec mon père qui riait des yeux. Une heure de randonnée plus tard, ma mère se demanda à voix haute pourquoi elle portait les jumelles.
Il n'était pas rare qu'aux repas je me déleste dans son assiette des aliments que je n'aimais pas. Car elle mangeait absolument tout, jusqu'à la moelle des os et le gras spongieux et jaunâtre du poulet. Si bien que nous l'appelions parfois Médor.
Mon frère et moi étions bien plus difficiles qu'elle, à son grand dam. Il ne nous était pas permis de quitter la table tant que l'assiette n'était pas vide. Nous avions développé quelques ingénieuses techniques afin d'éviter ce supplice. Glisser des morceaux dans la serviette de tissu. Amasser les dernières bouchées dans les joues sans avaler, puis tout recracher dans les toilettes. Malgré cela, je demeurais souvent dernière à table, enchaînée là par une assiette pleine.
Le pire était la tarte aux poireaux.
Un jour que j'avais échoué à m'en débarrasser par les moyens habituels, je me retrouvais seule face à une énorme part de tarte verdâtre. Ma mère prenait le soin de passer régulièrement dans la cuisine afin de me surveiller. Je passai de longues minutes à échafauder des plans pour me tirer de là. Dans un élan d'adrénaline, je saisis l'assiette et courus jusqu'au salon où les fenêtres étaient grandes ouvertes, et n'hésitai pas à balancer la part au-dehors avant de revenir à la hâte.
À peine eus-je retrouvé ma place devant mon assiette désormais vide, que ma mère entra dans la cuisine. Je m'empressai de clamer tout sourire que c'était très bon, ce qui me valut un regard hautement suspicieux.
Elle eut beau chercher dans la poubelle et sous les meubles, elle ne put trouver l'évidence du crime.
Maman, avec une bonne vingtaine d'années de retard, je te présente mes excuses pour avoir exilé cette part de tarte. Mais sache que les oiseaux l'ont appréciée mieux que je n'aurais jamais pu le faire.
Bon anniversaire.
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