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franckdoutrery · 10 days
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Chronique des débuts avortés
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On ne pense pas assez à ces choses-là. On oublie toujours qu’au commencement (la Genèse de la Bible), Adam et Ève étaient orphelins. Du moins en gros. Certes ils se promenaient tout nus dans les allées de l’Éden, cueillant une cerise par-ci, une baie par-là, mais n’avaient ni parents, ni grands-parents. Même pas d’oncle Eliezer ou Nathan. Ni de tante Abigaïl ou Jézabel. Avec des conséquences inouïes, que le Créateur, malgré son insondable providence, n’avait pas prévues. Car non seulement Adam ne fut jamais le fils de son père, comme nous le sommes la plupart du temps, mais même pas le petit-fils de son grand-père. Si bien que il ne put jamais hériter de la montre gousset de ce dernier. De même, cette pauvre Ève n’obtint jamais en héritage une parcelle cadastrale exposée plein sud, avec un coquet château et une partie arborée traversée d’une rivière poissonneuse. Tout simplement parce qu’aucun paternel ne l’avait couchée sur son testament. Ce qu’il faut donc comprendre, c’est que nos premiers ancêtres n’eurent eux-mêmes pas d’ancêtres. Pas le moindre ! De nos jours, l’homme a un arbre généalogique, avec un géniteur putatif sur une branche porteuse. Et avec des grands-pères, grands-mères et bisaïeuls. Avec des oncles et tantes, des neveux et nièces, des cousins et cousines un peu partout, jusque sur les tiges les plus hautes de la couronne. Tandis que nos premiers ancêtres furent privés de cette arborescence touffue.
On voit par là à quel point les choses ont mal tourné depuis le début. Car si Jahvé avait modelé l’homme après mûre réflexion, il aurait commencé par lui donner des ancêtres. Pour qu’ils puissent élever leur progéniture, leur apprendre à s’habiller correctement, à se tenir à table, à ne pas parler la bouche pleine, à respecter les règles grammaticales du Bon Usage et à honorer père et mère. Pour qu’enfin ceux-ci puissent transmettre par héritage leurs terroirs et vignobles, leur château médiéval, leur commanderie, leur buffet Henri II, que sais-je ? 
A la réflexion, on peut d’ailleurs se demander pourquoi Jahvé les façonna dans la force de l’âge, avec des corps bien fuselés pleins de biceps, de triceps (et même de quadriceps), qui ont tellement fait suer Michel-Ange sur les voûtes de la Chapelle sixtine. Tant qu’à faire, il aurait pu les créer non en taille adulte, mais en modèles réduits. En nourrissons, par exemple. Mais ce serait oublier que, depuis toute éternité, Jahvé avait été seul, avec personne à qui parler. On conçoit dès lors qu’il ait préféré créer non seulement des athlètes aux corps parfaits, mais aussi des gens avec un minimum de conversation, parfois des réparties spirituelles, peut-être même des réflexions théologiques. Et non des bébés en couches-culottes qu’il faut langer et biberonner, et qui ne parlent pas encore l’hébreu, le grec ou le latin, comme tout le monde. Des gosses qui n’ont d’ailleurs pas la moindre idée de la Torah, du Talmud, des dix commandements ou du péché originel. 
Ce qui est plus grave, et qui est d’ailleurs la cause de tous nos malheurs, c’est que, si Adam et Ève avaient eu des ancêtres, ils n’auraient jamais été expulsés de l’Éden. Parce qu’ils n’auraient pas goûté au fruit défendu. Leurs parents les auraient mis en garde. Ils leur auraient dit de ne pas écouter les bobards des serpents à sornettes. De ne pas aller flâner du côté du seul arbre que Jahvé avait marqué «  Interdit de cueillette et de consommation ! ». Mais on connaît les femmes : il a suffi qu’un boa constricteur s’enroule autour de ce tronc et dise à Ève : « T’as de beaux yeux, tu sais ! », pour qu’elle oublie l’interdiction, cueille une de ces pommes délicieuses, la croque et en donne un morceau à Adam, qui ne se fit pas prier. Or, avec des parents dignes de ce nom, Ève aurait appris que, de toute façon, les serpents ne parlent pas. Jamais ! Et que si on a l’impression qu’ils parlent quand même, c’est que « ça va pas la tête ! ». Qu’il faut se faire soigner chez le rabbin ou le psychiatre. " D’ailleurs si tu as envie de pommes, auraient dit leurs parents, pourquoi t’acharner sur cet arbre-là ? Il y a plein d’autres pommiers dans l’Éden, qui donnent des reinettes, des boskoop, des goldens, des galas. Vous n’avez toujours pas compris que celui-là est interdit ? Défendu ? Prohibé ? »
Si, ils avaient compris. Mais ils désobéirent. Ils cueillirent et mordirent à belles dents. Non parce que cette pomme-là était plus juteuse ou incarnate, mais parce que c’était interdit. Et comme nous sommes leurs lointains descendants, nous n’avons de cesse d’en faire de même depuis des millénaires. A preuve, qu’on nous interdise de mentir, de voler et de tuer et bientôt nous trompons, dérobons et massacrons. Le plus beau dans cette histoire, c’est qu’en mai 68, on inventa le slogan paradoxal : « Il est interdit d’interdire ! » Pas étonnant que personne n’en ait voulu. Car s’il n’y avait plus d’interdits, où serait l’intérêt ? Surtout, où serait le plaisir ? Après tout, n’est-ce pas ainsi que les hommes vivent ?  
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franckdoutrery · 29 days
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Résumons-nous : c’est le printemps
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C’est un mois qui commence par un sac à malices, où chacun peut puiser selon son âge et son humeur. Il est étiqueté « poissons d’avril » en capitales d’imprimerie. L’employé de bureau y cherche un gros cabillaud en papier bristol, qu’il accrochera au veston du directeur. Lequel fera semblant de ne pas avoir remarqué la distinction taquine. Il circulera même plus que d’habitude dans les couloirs et les étages, où il ne rencontrera qu’amusement et euphorie. Même le trésorier et la caissière, d’ordinaire si réservés, ne pourront réprimer un sourire, quand il aura le dos tourné. 
Et que fait la presse ? Comme chaque année, elle s’ingénie à inventer quelque fausse nouvelle. Laquelle doit tout de même rester assez vraisemblable pour que l’abonné crédule morde à l’hameçon. Rien ne servirait d’exagérer le bobard improbable, qui serait tout de suite pris pour ce qu’il est. C’est ainsi qu’on écrirait en vain que le gouvernement va supprimer le contrôle fiscal, que telle vedette de l’écran ne boira plus que de l’eau claire, voire que le pape s’est marié en grandes pompes. Voilà en effet des dépêches teintées par trop de vraisemblance contrariée. (Notons que certains journaux à gros tirage n’attendent pas le premier avril pour publier ce genre de bobards.) En revanche, qu’on rédige un entrefilet sur le prix de l’essence qui baissera de vingt centimes, un autre sur le cannabis qui sera bientôt en vente libre ou un troisième sur la Marseillaise, qu’on ne chantera plus en souhaitant « qu’un sang impur abreuve nos sillons », et voilà le lecteur plongé dans les abysses du doute. 
C’est sur ces farces et attrapes bon enfant que démarre le quatrième mois de l’année. Le soleil n’arrête plus de darder. Il flotte dans l’air une odeur de prairie humide, de terre labourée, de fringale et de pénitence. Les jardins se parent des taches jaunes dues aux genêts, forsythias, jonquilles et narcisses. Bientôt aussi aux mimosas, millepertuis et pissenlits. Dans les branches prêtes à la feuillaison, moineaux, mésanges charbonnières et rouges-gorges se hâtent de construire leurs nids. Résumons-nous : on a beau faire, le printemps sonne aux portes. Il est temps de lui ouvrir. 
Si tous ces phénomènes arrivent à point nommé, il n’en va pas de même pour Pâques, qui est fête variable. Depuis le Concile de Nicée (325), elle doit tomber le dimanche qui suit la première pleine lune du printemps. Mais comme la lune est notoirement fantasque, il peut se passer plus de quatre semaines entre la Pâques la plus précoce (le 22 mars) et la plus tardive (le 25 avril). Si bien que le jardinier perplexe se met à douter des dictons les mieux établis. Car si on est au balcon à Noël (fête fixe), comment être sûr qu’on sera aux tisons à Pâques (fête mobile) ? De même, comment suivre sans scrupule le conseil « après le carême, bois ton vin sans baptême », si l’année dernière, à la même date, on n’était encore qu’à Laetare ? Et si le dimanche des rameaux tombe tantôt en mars, tantôt en avril, comment en conclure que le vent ne changera pas de sitôt ? Malgré ces décalages, l’homme profitera des rameaux pour faire bénir sa branche de buis. Il en plantera de petites tiges aux quatre coins de son champ d’orge, qui va de ce fait prospérer à vue d’œil. Il en accrochera aussi au crucifix de la salle à manger et au portrait de l’oncle Jules, tombé au Chemin des Dames en 1917.
Or, avril est aussi voué au Bélier et au Taureau, deux signes qui favorisent à la fois les heureux événements et les catastrophes. Parmi ces dernières, rappelons que c’est un 14 avril que le Titanic heurta un iceberg et fut envoyé par le fond emportant quelque mille cinq-cents passagers. Sachons aussi qu’Abraham Lincoln fut assassiné un 15 avril. Et qu’un 16 avril, dans la fosse 9 d’Hersin-Coupigny (Pas- de-Calais) un coup de grisou tua quarante-deux mineurs. Enfin et surtout, que c’est depuis le 26 avril 1986 que l’homme sait situer Tchernobyl sur la mappemonde. Quant aux heureux événements, parmi lesquels en compte souvent les naissances, on fêtera volontiers celle de Mahomet (le 22) ou de François d’Assise (le 29), mais on hésitera d’en faire autant pour Hitler (le 20) ou pour Lénine (le 22). Comme l’Évangile le fait dire à Jésus parlant de Judas : « Il eût mieux valu pour lui qu’il ne fût pas né ! » Encore qu’appliqué à nos deux Attila modernes, il faudrait nuancer ce propos. Ce n’est pas tant pour eux qu’il eût mieux valu ne pas naître, mais pour leurs innombrables victimes.
Notons d’ailleurs qu’il n’y a ni honneur ni honte à naître au mois d’avril. Car c’est un berceau où on trouve de tout. Et à toutes les époques. Il y a du Marc-Aurèle et du Charlemagne, du Léonard de Vinci et du Kant, du saint Vincent de Paul et du Landru. Mais le dessus du panier, c’est tout de même l’infatigable traceur du profil de l’homme, j’ai nommé Alexandre Vialatte, qui naquit le 22 avril 1901 à Magnac-Laval (Haute-Vienne).
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franckdoutrery · 4 months
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L’homme du Nouvel An
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Il n’y a rien de tel que les traditions de janvier. Si l’homme les respecte (et il n’y a pas de raison qu’il en déroge), il se lèvera le jour de l’an avec tous les symptômes des excès de table : migraines, ballonnements, remontées acides, sans parler des turbulences gastriques qui produisent des bruits inconvenants. Comme il n’a qu’un seul estomac – ce qui le distingue nettement de la race bovine – il est condamné à garder dans cette poche du tube digestif trop de bonnes choses, dont la cohabitation forcée fait problème : au gré du menu festif, il y aura du foie gras au champagne, une demi-douzaine d’huitres arrosées d’un filet de citron, du boudin noir ou blanc, du magret de canard au miel, du chapon farci aux abricots secs, un émincé de veau sauce financière, du roquefort ou du saint-nectaire, de la bûche mangue vanille ou du saint-honoré à la pistache, que sais-je. Et tout cela arrosé d’un assortiment de vins capiteux, veloutés, gourmands et ronds en bouche.
En jetant un regard rétrospectif sur ce menu long comme le bras, l’homme se rend compte à quel point il a abusé de victuailles hypercaloriques. Tout en tâtant son estomac endolori, il se dit qu’il a trop tendu l’incisure angulaire, rétréci le sphincter pylorique et émoussé l’angle de His. Car tout à l’euphorie culinaire de la Saint-Sylvestre, il a oublié (étourderie !) de ménager l’angle de His. Ce qui ne pardonne pas. De plus, son palais, sa langue et tout son gosier se souviennent du Château d’Yquem, ce nectar divin qui s’accorde si bien avec la fricassée de homard, mais l’expose en même temps à la déshydratation. Dès le réveil donc, et avant même de souhaiter bonne année à ses semblables, il boira des quantités d’eau riche en carbonates, voire moult tasses de café ou de thé vert. Pour son premier petit déjeuner de l’an, il s’interdira pain aux raisins, brioches, croissants, et autres viennoiseries trop caloriques. Il leur préférera des fruits de saison riches en vitamines et fibres qui favorisent le transit intestinal. Pour éliminer les ripailles du réveillon, il s’imposera une séance de corde à sauter, vingt pompes en prise serrée et une sortie du chien, toutes activités qui stimuleront son système cardio-vasculaire et le prémuniront contre les maladies de Parkinson, d’Alzheimer, de Duchenne et même celle, heureusement réservée à une élite de malades incurables, de Patterson-Culot.
C’est aux premières heures de l’année que l’homme jette un regard par la fenêtre et découvre un paysage enneigé qui lui rappelle les cartes postales de son enfance. Il n’y manque que la banderole « Bonne Année ! » en lettres gothiques rehaussées de dorures et d’une branche de houx aux baies rouges. Ce qu’il voit n’est pourtant qu’une maigre poudreuse semée avec parcimonie sur toits et chemins. Alors que jadis, on avait droit à des congères, des matelas dodus d’une blancheur immaculée que la météo appelait « le manteau neigeux ». Tout à cette nostalgie, l’homme se demande avec François Villon : « Mais où sont les neiges d’antan ? »
Janvier est l’un des deux mois que les Romains, pour compléter l’année, ajoutèrent aux dix prévus depuis la fondation de leur cité. Ils le vouèrent à Janus, dieu qui se fait remarquer par sa double face, l’une tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir. On y voit aussi un dérivé de janua, mot latin pour porte. Celle-ci est conçue comme un seuil à franchir, un temps ou un lieu de passage, une béance sur l’année qui vient. C’est la porte ouverte à tous les débuts, celle aussi devant laquelle chacun doit balayer en formulant ses résolutions. 
En attendant, la terre est engourdie de froid, les champs sommeillent, le potager se repose, l’arbre ne retient que trois feuilles obstinées. L’homme du Nouvel An s’habille de pied en cap en peau animale : ce ne sont que moutons, castors, visons et daims ; parfois même renards argentés, hermines et zibelines. Quand il sort ainsi vêtu, il fait peur jusqu’au loup des steppes. De même, quand saisi de froid il se fouette les flancs pour faire circuler le sang, il effraie le rouge-gorge et le corbeau freux. Mais la plupart du temps il reste à l’intérieur, près du sapin artificiel Nordmann et du radiateur à bain d’huile. Car les fêtes ne sont pas finies. A peine est-il revenu des banquets du réveillon, qu’il prépare déjà la galette. Elle sera en pâte feuilletée agrémentée de frangipane et pourvue d’une fève cachée, qu’il saura repérer en tirant les rois. C’est lui qui sera coiffé de la couronne de lys dorée et prononcera un vœu improvisé, qu’il aura trouvé dans le nouvel Almanach des Postes.
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franckdoutrery · 4 months
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L’homme de la Saint-Sylvestre
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Au jour de l’An, les habitants de la Nouvelle Zélande ont le privilège (dont ils jouissent d’ailleurs tous les autres jours) de voir le soleil se lever bien avant nous. L’astre surgit à l’est et inonde la mer d’une « aurore aux doigts rosés », selon l’expression du vieil Homère. Aussi sont-ils les premiers à entrer dans le Nouvel An, sans avoir jamais fait quoi que ce soit pour mériter cette faveur. C’est l’heure à laquelle ils sortent dans les rues pour faire un charivari avec tous les ustensiles de cuisine qui leur tombent sous la main : casseroles, bassines, marmites, qu’ils cognent comme des grosses caisses de fanfares, afin de chasser les mauvais esprits. Ceux-ci s’enfuient la queue entre les jambes (des queues et des jambes d’esprits, j’entends) et sans demander leur reste. 
Pendant ce temps, la Terre continue de tourner autour de son axe incliné, permettant aux océans et continents d’accéder au Nouvel An au gré des longitudes. Les derniers à tourner la page du 31 décembre sont les habitants de l’archipel d’Hawaï, perdu depuis toujours dans l’Océan Pacifique. Or le monde étant rond comme une pastèque, il eût suffi que le méridien de Greenwich se déplaçât de quelques degrés vers l’est – disons d’une tranche verticale du fruit –, pour que les Hawaïens soient les premiers à amorcer le Nouvel An. Mais comme l’évangile leur fut jadis prêché par le Père Damien à Molokai, ils se consolent à l’idée que « les derniers seront les premiers ». 
Entre ces deux extrémités du globe et les décalages horaires qui s’ensuivent, l’homme réveillonne de la façon la plus diverse. Les anciens Aztèques (du moins ceux de Jacques Soustelle) croyaient que le Soleil, qu’ils appelaient Quetzalcóatl, menaçait de disparaître tous les quatre ans à minuit, si on ne lui sacrifiait quelques milliers d’hommes. Ce qui ne se fait plus. Du moins pas au Nouvel An. Désormais l’homme boit du champagne et embrasse ses semblables sous le gui. Parfois il met le masque de Fernandel ou de Poutine, sort cotillons et serpentins et danse une folle farandole. D’autres fois, pour une raison connue du seul Danois, il se déchausse, monte sur une chaise et attend le douzième coup de minuit pour en descendre. (Où l’on voit qu’au Danemark, l’homme ne monte jamais sur une chaise sans ôter ses souliers ; suivons cet exemple édifiant !) Ailleurs encore, comme en Russie, il ouvre portes et fenêtres pour laisser entrer le Nouvel An. Si le premier passant franchit le seuil en avançant le pied droit, l’année sera faste. Sinon, gare au mauvais sort ! 
Et que l’homme ne mange-t-il pas à la Saint-Sylvestre ! Une cuillerée de lentilles au Portugal, une carpe farcie dont il garde les écailles porte-bonheur en Pologne, un raisin sec à chaque coup de minuit en Espagne, un gâteau de riz au lait truffé d’une amande en Norvège, des fruits ronds qui favorisent la prospérité en Italie, des lamelles de thon blanc à Hawaï. Et que ne boit-il pas ! Outre du Roederer ou du Veuve Clicquot, il sort de derrière les fagots des Pétrus millésimés, des Châteaux Margaux, voire des alcools forts, des eaux-de-vie titrant 60%, des chartreuses, des fines ... 
Et puis il y a les étrennes ! Depuis au moins quinze jours, l’homme se soucie de son prochain. A preuve, il s’interroge sur le cadeau à offrir à son grand-père, qui n’en a plus pour longtemps et dont il espère hériter la montre à gousset et la veste en velours côtelé. L’ancêtre pourrait recevoir une cravate italienne en soie, mais c’était déjà la surprise de l’année dernière et il s’en est servi comme ceinture de pyjama. Un passe-montagne, voilà ce qu’il lui faut, vu le peu de cheveux qui lui reste ! Un bonnet crocheté avec toutes les couleurs de l’arc en ciel. Mais chut, c’est un secret ! Et que recevront les enfants ? Un bilboquet par ci, un cheval bascule par-là. Un meccano peut-être, ou un Nain jaune ? Car l’homme se souvient du sage soufi disant : « Ce que tu donnes est à toi pour toujours, ce que tu gardes est perdu à jamais ».
Sitôt les cadeaux déballés, on passe aux résolutions. Car il en faut à chaque réveillon. Dans une nuit où les spiritueux déteignent volontiers sur le spirituel, l’homme en formule qui ressemblent tantôt à des vœux de confessionnal, tantôt à des serments d’ivrogne. Pour perdre du poids, il promet de faire du sport. C’est ainsi que dès demain, installé confortablement dans son canapé en cuir caramel, il regardera la finale de rugby à la télévision. Et pour pouvoir serrer sa ceinture d’un cran, il ne touchera plus aux friandises. Ni aux mignardises. Il se couchera sans dessert mais avec une pastille contre les reflux gastriques ou une tisane d’une haute valeur dormitive. Et dans son rêve, il entrera dans l’année nouvelle par une porte dérobée, qu’il franchira du pied droit. 
Et c’est ainsi qu’Allah est grand.
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franckdoutrery · 5 months
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Chronique du dernier mois
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Cette chronique s’intéressant depuis toujours à l’homme, à son origine, sa vie et ses œuvres, je me bornerai à donner quelques conseils utiles. Et d’abord au sujet de la conservation des fruits, qui sont tombés drus depuis septembre. Ceux qu’on a ramassés dans l’intention de se garder une poire pour la soif, il ne faut pas les laisser perdre dans les paniers. Car une seule pomme pourrie, ou même talée, risque d’abîmer toutes les autres. L’homme avisé les étalera dans un endroit sec et aéré, au grenier par exemple, de préférence sur du papier journal. Une double page du Figaro ou de La Montagne, où sont rappelées l’affaire Dominici ou celle de Marie Besnard, l’empoisonneuse de Loudun, (tous deux coupables à coup sûr), conviendront parfaitement pour garder intacts Beurrés Durondeau, Reinettes et Conférences. 
Deuxièmement (je l’ai déjà dit, mais on ne le répète jamais assez !), Natalie ne prend pas de h. C’est une habitude pernicieuse due notamment à une chanson de Gilbert Bécaud, où il évoque son guide russe, qui répondait à ce prénom. Dès lors, dans toutes les mairies de France et de Navarre, au guichet Population, on s’est mis à ajouter un h à Natalie. Or ce nom est dû au latin natalis (qui concerne la naissance), dont sont dérivés aussi natalité et nativité. Puisqu’on prépare ces jours-ci la Nativité, s’imagine-t-on qu’on écrirait désormais Nathivité ? Ou qu’on déplorerait une baisse de la nathalité ? Un conseil donc : si la lettre h vous paraît incontournable, appelez votre fille Agathe, Berthe, Hortense, Mathilde ou Thérèse. Mais jamais Nathalie ! Les Russes, qui raffolent pourtant eux aussi de cette lettre, écrivent Natalia. Et les Américains n’admettent que Natalie. Voilà des gens raisonnables !
Ce conseil ayant porté ses fruits, penchons-nous sur décembre, qui est le dernier mois de l’année. À l’époque où Romulus et Rémus tétaient encore une louve et que l’homme parlait le latin sans accent, il ne connaissait que dix mois. Dix se disait decem, d’où décembre. Ce mois est en grande partie voué au Sagittaire, qui décoche ses flèches jusqu’au solstice d’hiver, passant ensuite le relais au Capricorne. Je conseille à ce dernier de soigner son arthrite du genou (contrairement à Natalie, arthrite prend un h) avec des acides gras, des eaux riches en calcium et des génuflexions rythmées (avec un h là aussi). Jésus lui-même, un des premiers Capricornes de l’histoire (puisque né un 25 décembre selon le décompte de Denys le Petit, mandaté par le pape) en souffrit atrocement quand les Romains le contraignirent de porter sa propre croix. Ce qui le fit trébucher, puis tomber trois fois sur le chemin de Golgotha. 
Quant à la météo du mois, selon les prévisions de l’almanach Vermot, le thermomètre fera chuter la température sous son niveau prévu, la neige se mêlera à la pluie et le vent du nord hurlera dans la cheminée. C’est l’époque où l’homme se calfeutre dans une bergère Louis XIV devant le feu ouvert et lit un récit haletant sur quelque expédition polaire. Navigant et cheminant avec Amundsen, il essaie d’atteindre le pôle Sud avant son concurrent Ronald Scott. Là-bas, il fait quarante degrés sous zéro (au bas mot !), les réserves de nourriture se font rares et il faut toujours se méfier de l’ours blanc. Alors qu’ici, l’homme met une énième bûche sur les chenets, attise le feu et tourne les pages. Se sachant en sécurité et bien au chaud pendant que l’explorateur affronte le froid et les dangers de l’Antarctique, il frissonne à l’idée qu’au chapitre cinquième, son trois-mâts restera bloqué dans la glace ou que sa tente s’envolera sous les rafales du vent polaire, emportant sa cagoule en peau de mouton et sa trousse des premiers secours. 
Décembre est aussi le mois de l’Avent dans la liturgie chrétienne. À l’église, le vicaire, le sacristain et le bedeau uniront bientôt leurs forces pour y construire la crèche de Noël. Du grenier paroissial ils descendront les plâtres de la sainte Famille légèrement écorchés aux extrémités. Avec quelques bergers et des moutons à queue plate. Pour préparer la Nativité dans la pénitence et l’abnégation, le fidèle fera une croix sur le mille-feuilles et les beignets pets de nonne. Si sa cuisinière est anglaise, elle préparera déjà, en vue du réveillon, le fameux « Christmas pudding », un mélange de fruits secs bouillis dans de la farine, des œufs, du sel, avec une goutte de térébenthine (qui prend un h). Le tout sera moulé dans un linge et suspendu pendant plusieurs semaines aux poutres du plafond. Le goût de ce dessert est cependant si anglais, qu’il rappelle par sa fadeur la confiture de nouilles que Pierre Dac conseillait de jeter par la fenêtre aussitôt après la cuisson. Et c’est ainsi qu’Allah est grand.
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franckdoutrery · 6 months
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L’homme du onzième mois
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Les Romains les plus antiques, ceux dont les mains, comme les nôtres, comportaient déjà cinq doigts, s’en servaient pour compter les mois de l’année. Ils n’en trouvaient donc que dix, en sorte qu’ils appelaient l’avant-dernier « mensis november », soit « neuvième mois ». Aussi seraient-ils étonnés de nous entendre parler d’un « onzième mois ». Ils regarderaient nos mains, pour voir si on ne dispose pas, par l’effet de l’évolution darwinienne, d’un doigt surnuméraire. Pour eux, le « neuvième mois » était notamment le mois du foulage des raisins. (C’est peut-être là une lointaine annonce du troisième jeudi de novembre, où l’on fête désormais le Beaujolais nouveau.) Au milieu de ce mois, ils intercalaient (du 15 au 18) un triduum de jeux populaires comprenant des courses de quadriges au Circus Maximus, des combats de gladiateurs, des jeux de lutteurs et de pugilistes, des exhibitions d’acrobates. Halloween avant la lettre en quelque sorte. 
De nos jours, l’homme de novembre se plaît à naître sous le signe du Scorpion, parfois même, quand sa mère a dépassé son terme, sous le celui du Sagittaire (après le 23). Les natifs du Scorpion auront volontiers l’humeur sombre, vindicative ou hargneuse. Sensibles au côté obscur des choses, ils aimeront l’entre chien et loup, les coins fleurant l’eau de Javel, les poubelles pendant le grève des éboueurs, sinon les usines désaffectées de banlieue. Ils ressembleront à s’y méprendre au discret Albert Dupont (sans toutefois les lunettes en fausse écaille), à l’empereur Caligula, voire à Landru lors de son procès.
C’est aussi en novembre que l’homme sage se démène dans son jardin. Tantôt il aère le sol à la grelinette, tantôt il le bèche en y enfouissant fumier, compost et autres engrais verts. En l’observant de loin aux jumelles, on le voit aussi qui arrache les endives et les met à forcer. Il s’acharne même à buter les choux, les poireaux, les fèves et les petits pois. Parfois il taille l’argousier et la potentille ; d’autres fois, le houx, l’hydrangée et la spirée du Japon. Bientôt il réparera les clôtures, nettoiera les outils et les remisera sous l’appentis avec le bois de chauffage. 
De son côté, l’éleveur sérieux favorisera les saillies prometteuses de riches descendances, en menant la chèvre au bouc, la truie au verrat, la vache au taureau, parfois même la jument à l’étalon. Car comme l’y oblige l’almanach Vermot, « pour la Saint-Martin, mène la chèvre au bouquin. »
L’homme ne sera pourtant pas seul à se plier au changement de saison. La ménagère elle-même, munie de son panier légendaire, écumera les marchés pour faire emplette de légumes tardifs et de fruits mûrs. Les tomates, haricots verts et concombres ayant déserté les étals, elle jettera son dévolu sur les navets, les panais, les bettes et les choux. Rentrée aux pénates, elle fera bouillir une soupe aux potirons, voire un potage aux rutabagas. Parfois elle mitonnera un gratin dauphinois, d’autres fois une poêlée de patates douces au chorizo ou une tarte au fenouil et parmesan.
Mais foin de toutes ces nourritures terrestres, car novembre est avant tout le mois qui commence par la fête carillonnée de la Toussaint. C’est l’occasion pour l’homme de se laver encore mieux que le l’année dernière. Il met son plus beau trois pièces d’hiver : le bleu sombre en tissu pied de poule, avec cravate et pochette assorties. La femme se vêt d’un mohair en maille jacquard et s’asperge d’eau de Cologne. Au confessionnal elle s’accuse d’avoir médit de sa voisine, qui le méritait bien, car c’est une vraie chipie. Les grandes orgues font vibrer les vitraux, la chorale donne la messe en do majeur, tandis que l’encens se répand en stratocumulus sous les voutes. Après le crédo, le curé monte en chaire pour blâmer mécréants, athées et socialistes. La Toussaint est suivie du Jour des morts, dont certains n’ont sans doute pas encore rejoint le paradis (surtout le maréchal ferrant qui refusait de faire ses Pâques). Des trentains grégoriens, des neuvaines, une visite au cimetière et des chrysanthèmes sur leur tombe les y aideront puissamment.
Après l’église et le cimetière, l’homme de novembre s’assemble devant le monument aux morts pour commémorer l’Armistice. Il se découvre pendant la sonnerie et applaudit le discours du maire. Ensuite il va boire son demi à la Taverne du Chêne. Au retour il croise la jeunesse, qui a mis un masque de zombie, de loup garou ou une défroque de squelette ambulant pour fêter Halloween. Ensuite il rentre chez lui et allume le feu ouvert. Puis il regarde, sur le rebord de la cheminée, la photo crantée d’un arrière-grand-oncle rescapé de Verdun ou de l’Yser. Et il passe à table, car les émotions de novembre sont de celles qui creusent.
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franckdoutrery · 6 months
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Profitons de la morte saison !
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On a beau faire, c’est l’automne. Chaque jour nous perdons au moins trois minutes de clarté. La météo promet des brumes matinales, des vents contraires, des averses intermittentes, des gelées nocturnes et la première neige sur les reliefs. Les chemins forestiers sont jonchés de feuilles ocres et rousses tirant sur la lie de vin. L’homme se sent une envie irrépressible de chasser le sanglier, de manger du saucisson persillé et de boire un bol de soupe aux potirons. Il ramasse des châtaignes et écoute le brame du cerf. C’est aussi la saison de rentrer du bois de chauffage, de s’asseoir à une table rustique pour remplir des mots croisés. Pourquoi ne pas en profiter pour réviser les règles de grammaire latine ? Surtout la conjugaison des verbes déponents, qui ont le vice de cacher un sens actif sous des dehors passifs. Voilà un divertissement qui ne se pratique plus assez dans les classes laborieuses. Alors qu’on peut s’y livrer en restant assis au coin du feu, dans un moelleux fauteuil bergère à oreilles. 
Notons d’abord que le latin fut jadis la langue maternelle des Romains. C’est là un avantage qu’il ne faut pas sous-estimer. Ainsi jamais on ne vit un vrai Romain apprendre par cœur la déclinaison de rosa ou la conjugaison du verbe amare. Les bébés Caius et Agrippine avalèrent tout cela – et encore bien d’autres choses – avec le lait maternel. Dès le berceau, ils apprirent à distinguer entre les noms communs en genre et en nombre, entre les verbes de la première conjugaison et les autres, ou entre leur voix active et passive. Certes ils se mélangeaient parfois les pinceaux en choisissant le datif plutôt que l’ablatif, mais avec l’aide de leur mère – ou plus souvent avec celle de leur esclave « pédagogue » – il parvenaient à parler couramment une langue qui ressemblât peu ou prou à celle de Tite-Live ou de Virgile. Ainsi, pour saluer leur voisin il disaient « Ave ! » et pour prendre congé « Vale ! ». Et quand par pure coïncidence leur voisine s’appelait Maria, ils la saluaient poliment en la gratifiant d’un « Ave Maria ! »
On voit par là l’immense privilège qu’il y a à avoir le latin comme langue maternelle. C’est cette compétence innée qui permit à Jules César de guerroyer en Gaule et de s’exclamer plus tard sans hésiter (et sans consulter le dictionnaire Gaffiot sur le parfait de ces verbes) : « Veni, vidi, vici ! » Par cette phrase allitérante promise à un grand avenir, il voulait simplement suggérer qu’il lui avait suffi d’arriver (comme Zorro, sans se presser) et de situer le paysage d’Alésia sur sa carte d’état-major, pour engager la bataille et emporter la victoire. Certes ses légionnaires ne parlaient pas un latin aussi raffiné. C’étaient en général des brutes épaisses qui étaient nuls en thème et en version. Le gérondif et l’ablatif absolu ne leur disaient rien. Ils avaient un accent faubourien à couper au culter helveticus, le célèbre couteau suisse. Par contre, leur réserve d’interjections et de noms d’oiseaux était très élaborée. Ils se traitaient mutuellement de stultus (idiot), de canis (chien), voire de coleus (couillon). À l’étape ils se disputaient les meilleurs morceaux de la tambouille. Et quand ils étaient pris de vin, la bagarre n’était jamais très loin. Il fallait alors que le centurion intervienne – manu militari, c’est le cas de le dire ! – pour les séparer en tirant son poignard ou en menaçant de réduire drastiquement leur solde. « Espèce de scelesti (bandits) leur disait-il, si vous pensez que c’est ainsi que vous allez vaincre Vercingétorix, vous vous mettez le doigt dans l’œil (digitum in oculum ponitis).
On pourra également profiter de la morte saison pour réviser les règles – et les exceptions ! – de l’orthographe française. C’est ce qui nous permettra de briller dans les jeux de société sans avoir consulté le Becherelle ou le Grevisse. Car cette orthographe est une des plus  compliquées en ce bas monde. Rappelons d’abord, ce que l’homme de la rue oublie trop souvent, que le mot omphalopsyque (qui est tout bonnement – l’eusses-tu cru ? – un ermite hésychaste), prend un ph qui se prononce f, comme dans photo, phrase et nénuphar. Il y a même deux ph dans phénolphtaléine, substance connue du seul pharmacien, mais dont le nom peut rapporter gros dans le jeu de scrabble. Notons en plus que quand on aborde la métempsycose, ce qui se fait trop peu dans les hameaux reculés de la France profonde, le mot peut s’écrire aussi métempsychose, sans qu’on doive prononcer la terminaison comme chose. Qu'on ne me demande pas pourquoi, c’est un mystère. D’ailleurs mystère prend un i grec, alors que misère se contente d’un simple i, de même que ministère et dicastère. En revanche, stère et monastère sont rétifs à la fois au y et au i. Après quoi, comme disait Raymond Devos, on n’a plus qu’à se taire.
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franckdoutrery · 6 months
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Le temps qui reste
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Le soleil est entré dans la Balance. C’est le signe sous lequel sont nés Alphonse Allais, Brigitte Bardot et Gilbert Bécaud. Les Balance feront des juges sévères mais justes. Ils auront un goût prononcé pour le système pondéral mésopotamien, les pesons étalonnés et les plateaux en équilibre. En attendant, le marronnier d’Inde se défeuille, tout comme le peuplier blanc, le sorbier et le sycomore. Désormais les jours raccourcissent, la lumière baisse et les ombres s’allongent. Le jardinier prévoyant cueillera la Doyenné du Comice, parfois même la Beurré Durondeau ou la Joséphine de Malines. De son côté, le cultivateur sérieux récoltera la betterave et le poireau d’hiver. Demain au plus tard, le loup descendra des Hautes-Fagnes et fera un carnage dans la bergerie de Monsieur Bertin. C’est aussi la saison qui incite l’homme à méditer sur la précarité de toute chose, sur le peu qu’il est et le temps qui reste. 
Cette chronique se voulant utile, elle s’adresse à tous ceux qui vont mourir. C’est dire le nombre de ses lecteurs putatifs. Déjà le vieil Aristote, grand philosophe comme son nom l’indique, commence son traité de logique par l’affirmation « Tous les hommes sont mortels ». Il pose ensuite que Socrate est un homme. Il en déduit enfin que celui-ci est mortel. Voilà un raisonnement parfait. Mais qui ne mesure pas toute la profondeur de l’âme humaine. Car la question se pose : condamné à boire la ciguë, ledit Socrate n’a-t-il pas douté de cette conclusion jusqu’au retour du navire sacré de Délos ? Tout condamné à mort ne croit-il pas jusqu’au dernier moment faire exception à la règle de l’universelle mortalité ? « Morituri te salutant ! » (Ceux qui vont mourir te saluent !) disaient les gladiateurs en s’adressant à l’empereur qui présidait les jeux du cirque à Rome. Chacun d’eux était cependant convaincu qu’il sauverait sa peau. À condition de vaincre au combat, c’est-à-dire de massacrer son adversaire. Car l’homme a l’intime conviction que tout le monde mourra un jour, sauf lui-même. C’est en quoi il est le seul à penser comme tout le monde. 
Avançant en âge, sinon en sagesse, l’homme se regarde chaque matin dans la glace en se disant qu’aujourd’hui est le premier jour du restant de sa vie. Il aurait pu le dire vingt ans ou un demi-siècle plus tôt. Mais il faut un certain recul pour qu’il prenne conscience que la vie n’est faite que de restants. Les raisons en sont trop évidentes pour être perçues de près. Il y a d’abord cette loi de l’émulation générationnelle qui se lit dans le slogan « Place aux jeunes ! » Comment ceux-ci pourraient-ils vivre, si les vieux ne mouraient ? Car on ne peut pas, à l’exemple d’Ugolin affamé, manger ses enfants dans l’intention – au demeurant louable – de leur conserver un père bien nourri. Il y a aussi cette loi de l’usure du corps, du cœur et du cortex. On ne court plus comme jadis les cent mètres en trente secondes. On ne gagne plus aux échecs ou au concours d’orthographe. On chausse des lunettes, des souliers orthopédiques, des prothèses auditives, que sais-je. On oublie le patronyme de l’inventeur de la maladie d’Alzheimer ou la date anniversaire de ses proches.
Il faut donc se préparer à mourir. Une des précautions utiles est de disposer d’un bon lit de mort. Il en existe d’excellents dans les grands magasins de banlieue. L’homme averti jettera son dévolu sur un meuble en chêne massif, avec sommier et matelas confortables. De même, il prévoira des couvertures polaires pour éviter un dernier rhume, le sage préfèrant mourir en bonne santé. Les jeunes diront qu’à cette mort bourgeoise, ils préfèrent tomber au champ d’honneur. Ils oublient que la guerre est dangereuse, surtout pour le soldat. Lequel peut être blessé, parfois mortellement. Alphonse Allais avait déjà remarqué que la mortalité dans l’armée augmente sensiblement en temps de guerre. Car l’ennemi est méchant et on est par définition l’ennemi de son ennemi. Tué par celui-ci, on aura certes son nom inscrit sur le monument aux morts. Mais vu l’état de sa dépouille, on n’en profitera pas assez. Tandis que sur un bon lit de mort, on peut voir venir et mourir tranquille.
Il y a enfin le problème des dernières paroles, qu’il faut préparer avec soin. On ne dira pas, comme cette comtesse attablée qui sentait sa dernière heure venue : « Vite, le dessert ! » On évitera aussi de les prononcer trop tôt, car un mot historique suivi d’un propos banal du genre « Quelle heure est-il ? », devient une avant-dernière parole. Trop tard n’est pas non plus la bonne solution, car on a l’air fin si on parle encore après son dernier soupir. Le mieux est de noter sur un bristol une idée bien sentie, une sentence percutante, une dernière saillie, de la conserver sur sa table de nuit et de ne la prononcer qu’au tout dernier moment. De préférence en présence de son biographe en mal de copie.
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franckdoutrery · 6 months
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La saison où tout tombe
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Le ciel hésite entre gris perle et gris pâle. Une pluie fine enduit les toits. Du ruisseau et de l’étang monte un brouillard qui repeint le paysage en photo floutée. En un mot, c’est l’automne. Les hirondelles s’assemblent sur la ligne à haute tension. Elles discutent à perte de vue sur les courants à suivre pour atteindre des confins plus hospitaliers. Les plus vieilles mettent en garde contre les vents contraires, les éoliennes, les busards et la force de Coriolis. Toutes partiront demain, abandonnant leurs nids de boue dans l’étable ou sous la charpente. Et nous laissant seuls avec le corbeau d’Edgar Poe, qui croasse : « Nevermore ! Plus jamais ! » 
C’est la saison où l’homme pense à l’inconstance des jours, au tiers provisionnel et à la cheminée à ramoner. Il rentre des bûches sèches et les entasse sous l’appentis. Il nettoie ses outils avant de les remiser dans l’abri de jardin. Il met le thermolactyl trouvé à la page 17 du catalogue Damart de Roubaix, « pour ne plus jamais avoir froid ». Il prouve une si belle promesse par la photo qui illustre la réclame. Un monsieur en bleu de chauffe fait entrebâiller sa chemise, montrant son maillot de corps. Il dit dans une bulle éloquente : « Moi, froid ? Jamais ! » Croyons-le sur parole et commandons ce sous-vêtement (30% de réduction) qui a fait ses preuves jusqu’en Sibérie et dans l’Antarctique. La femme elle-même nous conforte dans cette conviction flatteuse. Habillée de pied en cap en pulls, jeans, écharpes et doudounes de chez Damart, elle rit à gorge déployée et proclame dans une autre bulle qu’elle se moque de l’hiver. Car elle a trouvé son bonheur dans « la nouvelle collection prêt-à-réchauffer » de Thermolactyl.
En attendant, l’homme perd chaque jour entre trois et quatre minutes de clarté. C’est dû au fait que Dieu avait d’abord mis l’axe de rotation de la Terre en position perpendiculaire par rapport à son plan orbital. En sorte qu’entre l’équateur et les pôles, les deux hémisphères fussent équitablement inondés par le soleil. Puis en se ravisant, il donna une pichenette à notre toupie bleue, qui la fit chavirer de 23°. Et il vit que cela était bon. Car c’est ainsi que naquirent solstices et équinoxes, sans parler des saisons. Lesquelles sont quatre, comme les fers dont on freine, les veines dont on se saigne et les chemins qu’on n’emprunte pas quand on dit à l’adversaire ses vérités, qui sont elles aussi quatre. Notons toutefois qu’en basculant dans l’autre hémisphère, les saisons s’inversent. Tant et si bien que quand nous allumons les feux de la Saint-Jean, nos congénères des antipodes allument leurs fourneaux et réchauds. Et vice versa. 
L’automne est aussi, selon un vers de Lamartine, la saison où tout tombe aux coups redoublés du vent. Comme le poète a toujours raison, surtout quand il est né à Mâcon, faisons-lui confiance et parlons, parmi tant de choses qui tombent, des châtaignes. En les ramassant l’homme trouve enfin ce qu’il cherchait depuis si longtemps, à savoir un fruit riche en vitamines B et C, en amidon résistant, en minéraux et oligo-éléments, en féculents sans gluten, en acides gras mono-insaturés, tous nutriments sincèrement scientifiques et antioxydants. Il ingère tout cela à son insu chaque fois qu’il consomme une châtaigne, qu’elle soit cuite à la vapeur, en purée ou rôtie sur les braises. C’est aussi un médicament contre le risque cardiovasculaire, le diabète, les ballonnements, la chute des cheveux, voire la maladie de Patterson si peu connue. Une diététicienne perspicace prévient cependant : l’adjonction de sucre en fait un mets très sucré ! (Dès lors à ne pas mettre à la portée des enfants, qui finiraient par en manger.)
Et puis, il y a les pommes. La pomme est le fruit le plus ancien, puisqu’on en parle déjà dans la Genèse. Et si au lieu de la cueillir et de la croquer, Ève l’avait laissée tomber, nous n’en serions pas là. Chacun connaît pourtant la sentence de l’almanach Vermot : Une pomme tous les matins éloigne le médecin ! Churchill, qui ne jurait que par le whisky et le cigare, ajoutait : à condition de bien viser. Il est vrai qu’outre sa fonction de projectile occasionnel, elle est gorgée de vitamines, favorise le transit intestinal, combat le cholestérol et lutte contre le vieillissement précoce, surtout quand on a atteint le grand âge. 
L’automne est enfin la saison du changement d’heure. Comme tous les agissements inavouables, il intervient nuitamment, à trois heures du dimanche matin. L’homme se réveille alors pour retarder sa montre d’une heure, se recouche et ne se rendort plus avant l’aube. Il songe à ce que désormais, et pendant toute la morte saison, la messe de sept heures se dira à huit, le bouillon de onze heures sera servi à midi et le goûter de quatre heures se prendra à cinq. Dès lors le sentiment l’obsède que tout arrive une heure trop tard. Mais il se console à l’idée qu’en mars prochain, quand il faudra bien rattraper ce retard, tout le monde sera obligé de reconnaître qu’il avait raison. 
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franckdoutrery · 7 months
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Odette
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C’est une histoire refoulée depuis près de quatre-vingts ans. Celle d’un petit garçon élevé dans la foi chrétienne, qui va tous les matins à la messe de sept heures. Été comme hiver. Non pas tant pour des motifs religieux, mais parce qu’il est accompagné d’une jeune femme à laquelle sa mère l’a confié. Appelons-la Odette, qui n’était pas son vrai prénom, on verra plus loin pourquoi. Odette habitait une belle maison bourgeoise à côté de notre petite ferme. Tous les matins je l’attendais pour aller à l’église sous sa protection. Je ne risquais pas de me perdre en chemin, mais ma mère avait apparemment pensé que sous sa garde, son garnement de fils ne pourrait pas en profiter pour faire les quatre-cent coups.
Or, j’étais secrètement amoureux d’Odette. Elle devait avoir une vingtaine d’années, c’est-à-dire le double de moi, et n’était pas très jolie. C’est peut-être pour cela qu’elle n’avait pas encore « trouvé chaussure à son pied ». Ce qui n’était pas fait pour me déplaire, car j’imaginais qu’elle m’était destinée. C’était pour ainsi dire ma « promise », ma fiancée cachée. Pas très jolie donc, mais toujours habillée et coiffée avec soin. D’une main elle tenait son missel, de l’autre elle prenait la mienne et ne la lâchait pas avant qu’on ait atteint l’entrée de l’église. 
Ce « main dans la main » était pourtant un abîme de malentendus : la sienne se voulait sans doute protectrice ; la mienne se rêvait conquérante. Parfois je faisais semblant de trébucher pour qu’elle me retienne, m’attire à elle, m’enlace même. En hiver elle permettait que je me blottisse contre elle et me berce au rythme de la marche dans la houle de ses hanches. D’autres fois, pour me réconforter après une chute simulée, elle passait sa main dans mes cheveux en m’appelant son « petit diable », ce qui provoquait en moi un début d’orgasme. Et puis, qu’est-ce qu’elle sentait bon ! Une eau de toilette sans doute de qualité médiocre, mais un vrai délice pour un petit bouseux comme moi, qui devais souvent fleurer le bétail et le fumier amoncelé dans la cour de la ferme.
Sitôt entré à l’église il fallait lâcher sa main, se signer avec l’eau du bénitier et se séparer, chacun allant son chemin, moi côté hommes, elle côté femmes. Passe encore pour la séparation, qui n’était que provisoire. Mais il y avait un hic. Odette étant à la fois ma protectrice et ma surveillante, elle ne manquerait pas de vérifier tout à l’heure si j’allais à la communion. Ce qui était pour les petits catholiques un exercice imposé. Et comme il fallait être en état de grâce pour le faire, je devais passer d’abord à confesse. Et pourquoi donc ? Quel péché avais-je commis ? J’avais eu « des pensées impures ». À cause d’Odette justement ! En la tenant par la main, j’avais pensé à tout son corps, sans en oublier aucune partie. Mais comment avouer cela au vicaire, qui occupait le confessionnal pendant la messe et qui était connu pour n’accorder l’absolution qu’après nous avoir tiré tous les vers du nez. C’est pourquoi, quand je m’accusai d’avoir eu des pensées impures, il me demanda tout de go quel en était l’objet. Je murmurai : une femme ! – Une femme, à ton âge ? Qui était-ce ? C’est là que je plaçai le nom d’Odette, qui s’appelait en réalité Bernadette, comme Soubirous de Lourdes. Lui : Odette comment ? Moi : Odette Vanassche. Lui : Connais pas ! Et ces pensées, c’était quoi ? Là il fallait finasser sur le vocabulaire. Il était exclu d’évoquer des seins, encore moins des tétons. Je choisis donc poitrine, qui semblait déjà suffisamment impur pour qu’il fronce les sourcils. Mais il voulait en savoir plus. Comme les hanches, le ventre et les cuisses auraient à coup sûr provoqué chez lui une apoplexie, je me limitai à évoquer les jambes, laissant le reste à sa propre imagination.  
Au sortir du confessionnal, je repérai tout de suite Odette dans la nef des femmes. Elle leva les yeux de son missel et me sourit. Je devinai ses pensées : son « petit diable » était désormais un petit ange à l’âme toute propre. Il irait tout à l’heure à la communion. Et après la messe on rentrerait ensemble main dans la main. Le soir comme tous les jours elle viendrait à la ferme chercher son litre de lait frais. Elle en profiterait pour faire rapport à ma mère : j’avais eu un comportement exemplaire. J’avais été à confesse et à la communion. C’était à se demander si je n’étais pas bientôt mûr pour devenir enfant de chœur. Et qui sait, peut-être avais-je déjà la vocation religieuse ? 
Un matin d’hiver notre jeu de mains tourna court. J’étais resté au lit à cause d’une grippe, si bien qu’Odette alla seule à l’église. Toute absorbée dans ses pensées (sans doute très pures), elle traversa la rue principale et fut fauchée par un camion. On retrouva son missel sur les pavés tachés de sang. Il comportait une image pieuse avec au dos, écrits d’une main appliquée, les noms de Jésus et Marie. Entre les deux elle avait dessiné un cœur. Avec mon nom dedans. 
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franckdoutrery · 7 months
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Belle
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Ça se passe dans les années d’après-guerre. Notre cheval s’appelle Belle. C’est d’autant plus « notre » cheval qu’auparavant nous n’avons jamais pu en avoir, contrairement aux enfants des fermes voisines. Selon ma mère, c’est au-dessus de nos moyens. Pour travailler les lopins de la ferme on fait appel à la charrue et à la herse tirées par un bœuf, lequel a été confisqué par les Boches sous l’Occupation. On l’a aussitôt remplacé par une vache, mais qui s’est montrée rétive au joug et aux ordres du meneur, si bien que les sillons de labour ont été trop souvent de guingois.
Puis, après la Libération, venu d’on ne sait où, apparaît à la ferme un cheval, qui devient très vite « notre » cheval. Belle est encore jeune et de race brabançonne : corps robuste et musclé, robe alezane, crinière drue, jambes ornées d’une touffe de poils au-dessus des sabots. Enfants nous avons remarqué d’emblée qu’il a la queue coupée, ce qui marque pour nous la différence entre le cheval de trait et celui de course. Ce qui nous a en revanche échappé, c’est qu’il est non pas un cheval mais une cheval, une jument. Son destin en sera d’ailleurs marqué, comme on le verra plus loin.
Belle est d’emblée mise sous l’autorité exclusive de mon frère aîné, le seul à savoir lui poser le mors, la bride et le collier. Nous sommes bien trop petits aussi pour lui fixer la sangle sous la panse ou la lanière dorsale autour de son moignon de queue, voire pour l’atteler au chariot ou aux engins agricoles. En plus et surtout, nous ne savons pas lui parler. Un cheval se mène par la voix et les rênes. Pour le faire avancer, s’arrêter ou reculer, tourner à droite ou à gauche, il faut connaître une série d’ordres – des « huuu ! », des « aauw ! » ou des « djeuk ! » - assortis des coups plus ou moins secs sur les cordes. Trop jeunes pour mener Belle, nous pouvons néanmoins l’accompagner aux champs. Pendant les rares moments de repos, quand trempée de sueur elle se repose à l’ombre, il n’est pas rare qu’on lui apporte un seau d’eau qu’elle boit d’une traite. Ou bien, avec une branche de saule on chasse les taons qui la piquent jusqu’au sang. Je suis moi-même responsable de l’écurie. Ce qui consiste à ramasser le crottin (qu’on utilise comme fumure des rosiers), à renouveler la paille au sol, et surtout à ajouter de l’avoine dans l’auge et du foin dans le ratelier.
Un jour en rentrant de l’école en coupant par les prés on s’aperçoit que Belle a beaucoup grossi. Est-ce dû au fait que j’ai été trop généreux en fourrage ? Interrogé sur le phénomène, mon frère aîné répond que ça n’a rien à voir, puisque Belle est « grosse », qu’elle va donc « pouliner », à la fin de la saison. La nouvelle nous ravit, puisque nous aurons bientôt non pas un cheval mais deux, dont un petit, un « bébé cheval ». Mais comment la naissance, la mise bas, va-t-elle se passer ? Car tout au long des mois d’attente, Belle ne fait que grossir. Elle finit même par dépasser son terme d’une semaine, de deux, jusqu’à près d’un mois, ce qui selon mon frère laisse prévoir un premier poulinage difficile. Ma mère a déjà allumé une bougie devant la statuette de la Vierge.
Au jour J, ou plutôt au soir, Belle perd les eaux et se couche avec des contractions affreuses. Appelé au secours le vétérinaire commence à la fouiller et n’en déduit rien de bon : le poulain n’est pas seulement très gros, il n’est pas « en ligne ». En le tirant au palan, on risque de déchirer les entrailles de la jument. Entre-temps les spasmes continuent. Belle s’ébroue et braille à tue-tête. Elle pousse et pousse encore en tapant des sabots contre le mur de l’écurie, mais sans succès. Le vétérinaire la fouille à nouveau mais n’arrive pas à repositionner le poulain et conclut qu’on ne pourra sans doute pas sauver les deux. Les conciliabules entre adultes aboutissent à la conclusion qu’il faut sacrifier le poulain, lequel est peut-être déjà mort étouffé. Mais comment faire ? Le vétérinaire a la réponse : en introduisant un fil-scie qui permettra de le sortir par morceaux. Pour nous la suite est horrible : on va perdre notre « bébé cheval » tant attendu. Pour nous épargner le spectacle affreux, ma mère nous envoie au lit, car il est minuit passé et demain il y a la messe et l’école. En guise de réconfort elle dit qu’on aura au moins sauvé Belle. Mais le sommeil vient difficilement ou pas du tout. Car la jument, même après la délivrance, continue a taper ses sabots contre la paroi de l’écurie.
Le lendemain matin, levés plus tôt que d’habitude, nous mesurons l’étendue du désastre : Belle est morte dans la nuit d’une crise de tétanos. La bougie devant la statuette est éteinte. La Vierge n’a rien pu faire pour « notre cheval ». Pas plus que le vétérinaire d’ailleurs, qui se confond en excuses. 
Selon le Petit prince de Saint-Exupéry, on se console toujours. N’empêche qu’il faut parfois longtemps pour que la consolation arrive et que l’oubli l’emporte. Car seuls les enfants sont vraiment inconsolables, faculté qu’ils perdent en grandissant.
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franckdoutrery · 7 months
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Vous m’en direz des nouvelles !
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À relire la Bible d’un œil mi-sérieux mi-sourire, on peut s’imaginer que le premier humain, ou plutôt la première humaine, qui utilisa cette expression, fut notre ancêtre à tous et à toutes, une nommée Ève. C’est elle en effet qui cueillit le fruit défendu et en parla à son compagnon Adam en lui tenant à peu près ce langage : « Goûtez-moi ça, mon ami, vous m’en direz des nouvelles! » (On voit par là qu’elle ne tutoyait pas Adam, car elle venait de faire sa connaissance et au début, on ne sait pas encore si ce sera du sérieux. D’autant qu’elle n’avait pas eu le choix, car à l’époque les hommes ne couraient pas les allées de l’Éden, Adam étant le seul de ce sexe.) Voyant que le fruit était appétissant, ce dernier croqua donc la pomme, mais déjà la première bouchée lui resta en travers de la gorge. (C’est à cause de l’organe qu’on appelle depuis lors la pomme d’Adam.) Les nouvelles n’étaient donc pas bonnes, mais elles allaient déjà vite, d’autant qu’un ange délateur avait noté l’infraction sur son calepin et en avait dressé procès-verbal en très haut lieu. Pour se défausser, Adam accusa Ève de l’avoir incité à la consommation prohibée. À l’entendre, il avait simplement voulu honorer le dicton « Ce que femme veut, Dieu le veut ! ». Or justement, et ce fut bien sa veine, ce jour-là, ce que femme voulut, Dieu ne le voulut point. Ève accusa à son tour le serpent de l’avoir séduite avec des sornettes – un serpent à sornettes, comme de bien entendu ! Dès lors Jahvé, car c’est ainsi que Dieu s’appelait en ces jours-là, décida de punir à la fois l’ophidien et nos premiers parents, celui-là en l’obligeant à se déplacer sur le ventre, ceux-ci à travailler à la sueur de leur front et à engendrer dans la douleur.
Vu ce début catastrophique, l’humanité aurait dû retenir la leçon en proscrivant tout bonnement l’expression. Mais le pli était pris, un faux pli bien sûr, dont aucun fer à repasser ne viendrait à bout. Ainsi, quand Ésaü rentra des champs tenaillé par une faim de loup, son frérot Jacob lui présenta, paraît-il, un bol de lentilles en lui disant : « Mange ça, mon vieux, tu m’en diras des nouvelles! » Or, sitôt avalé son plat préféré, Ésaü s’aperçut que les nouvelles étaient mauvaises. Car en avalant tout son content, il avait en même temps mangé son droit d’aînesse, c’est-à-dire celui de succéder à son père Israël et de devenir à son tour patriarche, avec tous les privilèges, héritages et honneurs dus à ce rang. À d’autres occasions encore, tout au long de l’Histoire sainte, des rois, des juges ou des prophètes offrent à boire ou à manger à des hôtes, si bien que le lecteur n’a aucune peine à imaginer qu’ils le font en usant et en abusant de cette formule. Même dans le Nouveau Testament on trouve des passages qui y font spontanément penser, sans qu’on veuille pousser au blasphème. Ainsi quand Jésus parle à la Samaritaine d’une eau qu’il suffit de boire pour ne plus jamais avoir soif, peut-on évoquer un tel breuvage et l’offrir à son interlocuteur sans ajouter : vous m’en direz des nouvelles?
Mais ces temps bénits ne sont plus. On est passé de l’eau de la vie éternelle à l’eau de vie tout court. À preuve, tel lointain cousin, que vous ne voyez qu’une fois par an – et encore, les années fastes ! – vous entraîne dans sa cave, où sont entassés des fagots. De derrière ces fagots, il sort une bouteille dont le contenu le fait sourire d’un œil malicieux et pour cause : ce liquide transparent est de sa propre distillation. C’est une eau de vie de mirabelles ou de quetsches titrant 45°, à laquelle vous n’échapperez pas. Vous avez beau l’adjurer que vous ne tenez pas l’alcool, que vous avez encore une longue route à faire et qu’entre boire et conduire, il faut choisir, il vous répliquera qu’on ne videra pas la bouteille, bien sûr, mais un petit verre, rien que pour le goût, ça n’a jamais fait de mal à personne ! « Viens t’asseoir au coin du feu et goûte-moi ce nectar, mon vieux, tu m’en diras des nouvelles! » Bien que votre for intérieur ne pense qu’au refus, vous poussez la politesse jusqu’à dire que « c’est pas de refus ». Vous levez le petit verre ad hoc, trinquez à la santé de la cantonade et laissez une petite gorgée vous brûler le palais, puis l’œsophage, enfin un coin d’estomac où une bataille se déclenche illico entre le jus de l’alambic et les acides gastriques. 
Un autre jour c’est une vieille tante célibataire qui vous accueille dans sa cuisine tout emplie d’odeurs du même nom. En se penchant sur une marmite bouillonnante, elle vous jette un œil scrutateur et vous trouve une petite mine. Et de vous interroger : « Que fait ta femme ? Dans la direction d’une grande banque ? Oui, mais comme cuisine, comme nourriture, qu’est-ce qu’elle fait ? Du « light » pour le régime ? Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’elles ont toutes de nos jours avec leur jus de carottes et leur brin de persil ? Ce qu’il te faut, c’est du solide, mon garçon, du costaud, du roboratif ! » Et ça tombe bien : elle a préparé du bœuf miroton. Elle est aux petits oignons à la fois avec vous et avec le plat qu’elle mitonne. De celui-ci elle coupera tout à l’heure une belle tranche bien trempée dans la sauce – également aux petits oignons – en pronostiquant : tu m’en diras des nouvelles !
Ce qu’il y a de navrant dans l’expression, c’est qu’elle présuppose une suite résolument favorable, à laquelle l’interlocuteur poli n’a aucun moyen de se soustraire. En effet, à moins d’insulter les convenances, jamais il ne pourra exprimer une réserve, encore moins une critique. Quant à dire qu’il a trouvé cela « carrément dégueulasse », même et surtout si c’est le fond de sa pensée, voilà qui est tout à fait inconcevable. Bref, les nouvelles qu’il en rapportera ne pourront être que bonnes, voire excellentes ! Au point que même un silence poli ou une abstention ne fera pas l’affaire. Quand on vous promet que vous en direz des nouvelles, on ne saurait se contenter d’un hochement de tête ou d’un accord tacite. On attend au contraire des propos élogieux accompagnés d’ovations nourries. Rien à voir avec les nouvelles que votre facteur vous apporte. Celles-ci sont tantôt bonnes, tantôt des feuilles d’impôts ou des faire-part de deuil. Or, les nouvelles dont il s’agit ici échappent à cette règle : dès que vous êtes incité à les exprimer, elles ne sauraient être que prometteuses, regorgeant de vertus insoupçonnées.
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franckdoutrery · 8 months
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Un tour de cochon
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On est en mai 1940 et c’est tout d’un coup la guerre. Enfants, on ne comprend pas bien ce qui se passe. En écoutant les adultes on se découvre des ennemis. À peine a-t-on appris à situer son pays sur la carte géographique, qui orne le mur de la classe, qu’on voit un pays voisin l’envahir. Nos soldats nous ont défendus comme ils pouvaient, mais l’ennemi a été trop fort. En quelques jours il nous a mis sous sa botte. C’est désormais l’Occupation avec son cortège de misères. 
L’oncle Alphonse dit qu’il fallait s’y attendre. Il se souvient de sa propre enfance, quand le même ennemi nous avait déjà envahis. Il raconte des histoires de brutes de Boches, qui bombardaient nos villes, violaient les femmes, coupaient les mains aux enfants, exécutaient nos soldats et incendiaient la bibliothèque de Louvain. Cette fois pourtant ils ont paru moins barbares que ce qu’on avait craint ou cru. Le maître d’école en dit même du bien : ils sont propres sur eux, disciplinés, souvent polis et prévenants. Et comme il dit : ils ont mis de l’ordre. (À croire qu’il n’y en avait pas avant.) Ils ont refait marcher l’économie, les usines, les transports … la vie normale, quoi.
Sauf que ! Sauf que leur ordre doit se faire à leur profit et à nos dépens. Ce qui se traduit d’abord dans le domaine de la boustifaille. D’où l’étal du boucher ou du boulanger clairsemé ou vide. D’où aussi les cartes de rationnement, le marché noir, le secours d’hiver, les vols d’œufs ou de poulets, tout ce qui exige de se serrer désormais la ceinture. On découvre le goût des topinambours et des rutabagas. Le beurre est remplacé par la margarine ou le saindoux. Nous, à la ferme, on ne peut pas trop se plaindre. Quand on a l’estomac vide on a recours au système D. Ce qui consiste à gober des œufs avant d’aller à l’école, à s’alimenter directement à la source, entendons aux pis des vaches. Puis, en rentrant par les champs, il n’est pas rare qu’on fasse une razzia sur les navets. Un navet frais cueilli qu’on tient par ses fanes pour le dévorer à belles dents, quel délice !
Et puis il y a le cochon. On emploie le singulier, alors qu’on en a plusieurs, de cochons. Même une truie avec sa nombreuse portée. Mais « le » cochon, c’est un cas spécial. Parce qu’on l’engraisse depuis des mois et qu’on va lui faire un sort cet hiver. On en a abattu un autre l’année dernière, mais les jambons fumés et les morceaux de lards suspendus aux poutres de la cuisine se font de plus en plus rares. Or, comme dit ma mère, il faut faire des réserves, parce que cette guerre risque d’être plus longue que celle de l’oncle Alphonse. 
Étions-nous les seuls à connaître l’existence du cochon, à le voir s’engraisser avec nos déchets de cuisine ? Après coup on se dit que non. Car un beau matin de novembre – à vrai dire, un matin pas beau du tout ! – on lui apporte comme d’habitude sa mangeaille, mais on trouve la porte de la soue ouverte … et plus de cochon à l’intérieur. En y regardant de plus près, on voit des traces d’effraction. Entre la porcherie et la rue il y a une haie qu’on a visiblement traversée en découpant une trouée, puis un fossé où on trouve des empreintes de bottes. Ces filous étaient à l’évidence au courant. Car un porc bien en chair, c’est une promesse de jambon, de lard et de couenne. Et en temps de guerre, ça vaut de l’or. À mesure qu’on se rend à l’évidence, les commentaires vont bon train. Un frère soupçonne déjà un voisin, un maraudeur qui trafique aussi au marché noir. Un autre pense au fermier d’à côté, qui nous en veut depuis toujours à cause d’un conflit de bornage. Tombe enfin la question : personne n’a rien entendu ? Un cochon qu’on enlève en pleine nuit, ça grogne et ça crie. Non, nous, on a dormi à poings fermés. Et ma mère ? Ma mère ne répond pas. Elle grommelle en évoquant un mauvais rêve. Il faudra deux ou trois semaines pour qu’elle l’avoue au curé : elle a tout entendu. Des voix d’hommes, la porte qui grince, les cris du cochon. Elle s’est levée, mais que voulez-vous qu’elle fasse, une femme toute seule (mon père est mort en décembre 1939) avec huit garçons dont l’aîné n’a que douze ans. Si elle avait eu une arme, peut-être. Et encore ! Mais chez nous, on ne dort pas avec un pistolet sous l’oreiller. Elle a donc laissé faire, car on ne sait de quoi sont capables des brigands peut-être affamés et armés. À choisir entre « le » cochon et ses enfants, elle a préféré ces derniers. N’empêche qu’on a du mal à se résigner. Car on voit s’éloigner la montagne de viande, de tripes, de saucisses, de boudins, de fromage de tête, dont on rêvait. Ma mère nous console avec le dicton « Bien mal acquis ne profite jamais ! » Tôt ou tard nos voleurs seront donc punis. Mais mon grand frère de murmurer : « On aurait bien aimé être punis comme eux ! » Tu parles d’un tour de cochon !
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franckdoutrery · 8 months
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Un autre son de cloche
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Cela se passe dans un village allemand à quelques enclâblures de Sarrebruck et de la frontière française. Ses côteaux orientés sud et protégés des vents sont depuis toujours plantés de cépages, qui donnent un vin capiteux et clair comme un matin de septembre. Dans les années d’avant-guerre, comme partout ailleurs en Allemagne, les « honnêtes gens » y ont perçu un avenir radieux dans la croix gammée. Ils ont exhibé et agité des drapeaux frappés de cet insigne prometteur, ont appris le salut hitlérien et ont fini, s’agissant des plus opportunistes, par adhérer au parti nazi. La jeunesse y a marché au pas cadencé en chantant des airs belliqueux, où le désir de « casser du rouge » ou de mourir pour la patrie l’emportait sur tout autre.
Les habitants actuels de Herxheim am Berg (c’est le nom du village) n’ont pour la plupart pas connu cette sombre époque. Les personnes du troisième âge l’auraient même presque oubliée n’eût été Sigfrid Peters, l’organiste de l’église évangélique. Las de s’escrimer sur les « toccatas et fugue » de J.S. Bach, il avait récemment abandonné le double clavier de ses orgues pour monter dans le clocher et admirer la belle mécanique, grâce à laquelle il entendait depuis son enfance sonner les heures, les mariages et enterrements, les glas ou les tocsins. Or quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit, coulés dans le bronze d’une des cloches, une croix gammée, surmontée du nom d’Adolf Hitler et du slogan de l’époque : Alles für’s Vaterland (Tout pour la patrie !). C’était écrit en majuscules d’imprimerie de cinq à six pouces, qu’il eût fallu être aveugle pour ne pas voir. 
Or l’organiste confia sa découverte aux média, qui firent comme toujours le nécessaire, sinon plus, pour tirer de ce scoop un maximum de profit. Aussi les notables du village furent-ils invités à prendre publiquement position. Le pasteur, qui n’était pas encore né en 1934, année du « baptême » de la cloche, estima qu’aujourd’hui elle jouait parfaitement son rôle liturgique, que personne ne pouvait la suspecter de faire de la publicité pour le Troisème Reich, régime désormais honni, et qu’elle pouvait donc continuer à enchanter les fêtes à la satisfaction de la majorité des villageois. 
Le maire fut lui aussi favorable au maintien de la « cloche d’Hitler », mais il eut recours à un argumentaire à la fois moins habile et plus significatif de l’évolution des mentalités locales. C’est ainsi qu’il commença par souligner la rareté de ce genre de cloche : on n’en compte plus que trois dans toute l’Allemagne. Et comme rareté et cherté vont de pair, il laissa aux journalistes de soin de tirer la conclusion qui s’imposait. Mais cette logique de comptable ne fut qu’un apéritif. Le plat de résistance s’avéra à la fois plus roboratif et plus dur à avaler. Car le « Bürgermeister » estima que pour juger équitablement une époque révolue, il faut savoir faire la part des choses, les choses étant en l’occurrence d’une part « la persécution des juifs et la guerre », mais d’autre part aussi quantité de décisions utiles, « dont nous profitons encore aujourd’hui ». On a bien lu : du mauvais côté de la balance il met la guerre et la persécution des juifs. Il ne dit pas l’extermination des juifs. Non, il avoue qu’on n’a pas été gentils avec eux ; on les a persécutés. Mais il estime qu’une bonne balance possède deux plateaux. Il faut donc voir aussi tout ce que Hitler a fait de bien. Et c’est au nom de ces bienfaits qu’à son avis la cloche peut continuer à sonner, croix gammée ou pas.
Il suffit de réfléchir un instant pour voir ce qu’un tel raisonnement a de pernicieux. L’historien est bien placé pour savoir que les pires régimes entraînent souvent – même sans le vouloir, même à leur insu – des conséquences bénéfiques. Mais ce qui pervertit tout, c’est l’image de la balance. C’est l’idée que les bienfaits peuvent compenser les méfaits. Que l’ordre et le plein emploi peuvent contrebalancer l’euthanasie des plus faibles et les camps d’extermination. Que l’expérimentation abominable sur des enfants jumeaux est pardonnable s’il en résulte la mise au point de quelque médicament miracle. Bref, que des crimes imprescriptibles sont excusables s’ils s’accompagnent d’avantages « proportionnels ».
Depuis lors le maire s’est heureusement fait sonner les cloches et a été poussé à la démission. Il n’empêche que son appel au legs d’Hitler constitue aussi un témoignage éloquent de ce qui vit encore dans les têtes d’une partie de ses anciens administrés. De nos jours ces braves gens seraient sans doute prêts à voter pour un nouveau Führer, à condition qu’il garantisse la qualité de leurs vignobles, leur tranquilité et leurs pensions. Quant aux cloches, les autorités communales ont décidé d’imposer désormais le silence à celle d’Hitler, quitte à faire appel aux autres pour sonner les événements festifs. Comme quoi, la communication désastreuse de l’ancien maire méritait bien un autre son de cloche.
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franckdoutrery · 10 months
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Allez-y !
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Allez-y, bonnes gens, si l’ailleurs vous appelle
Si l’été vous incite à quitter vos maisons
À changer de pays pour d’autres horizons
Où le monde est plus beau et les femmes plus belles
Oubliez donc cuisines, repas et vaisselles 
Préférez les restos, les banquets et gueuletons
Puis la plage au soleil, l’eau de mer qui, dit-on,
Est plus bleue aux Maldives ou plus claire aux Seychelles
Arpentez désormais le sentier des touristes
Gravissez la montagne ou plongez dans la mer
Offrez-vous du bon temps, envoyez-vous en l’air
Que la vie soit plus gaie et la mort soit moins triste
Mais avant d’y aller, préparez vos bagages
Partez pas sans biscuits car le périple est long
Vous devrez lanterner sous un soleil de plomb
Et vous faire un cancer de la peau sur la plage
Ou alors, si vous êtes tentés par la tente
Le camping, le bivouac, le mergez-barbecue
Autour du feu de camp travestis en Sioux
Vous pourrez chanter faux mi-do si ça vous chante
Vous ne serez pas seul, c’est la loi quand on migre
Il faudra obéir aux penchants du troupeau
Vous baigner presque nu, vous enduire la peau
Pour parer au soleil, voire au moustique-tigre
Dans un mois, bonnes gens, revenus aux pénates
Après tant de repos, de répits, de repas 
Vous aurez profité, mais ne vous trompez pas
C’est après le retour que les choses se gâtent 
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franckdoutrery · 10 months
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Qu’un sang impur … !
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Avez-vous déjà tué quelqu’un ? De sang froid ? Je parie que non, car vous êtes comme moi, du genre à ne pas faire de mal à une mouche. Vous avez peut-être tué des moustiques. Parce qu’ils ne l’avaient pas volé. Ou une araignée de temps en temps. Une souris peut-être, un rat à la rigueur. Mais jamais un de vos semblables. D’ailleurs c’est défendu par la loi. Sauf en cas de légitime défense. Ou quand votre pays vous commande d’abattre des inconnus d’un pays voisin. De ceux qui avaient le tort de ne pas être nés de ce côté-ci de la frontière. Qui parlent une autre langue, s’habillent ou mangent autrement, voire ne sacrifient pas au même dieu, qui est, comme on le sait, le seul vrai Dieu. 
Non, vous n’avez jamais tué réellement, mais si vous êtes comme moi, vous avez souvent tué par procuration. J’entends, tué en vous intéressant de près à ce que d’autres – réels ou imaginaires – ont fait en empoisonnant, en étouffant, en égorgeant, en écartelant, en fusillant, bref, en massacrant un ou plusieurs de leurs semblables. Ainsi, en lisant Crime et châtiment de Dostoievski, vous vous êtes mis dans la peau de Raskolnikov, celui qui tue l’usurière. Et chez Mauriac, Thérèse Desqueyroux qui empoisonne son mari, vous vous souvenez ? Et plus récemment, dans Les âmes grises de Philippe Claudel, n’avez-vous pas aperçu parfois, en filigrane, la vraie couleur de votre âme ? En même temps, la réalité a souvent dépassé la fiction : comment oublier Landru, le docteur Petiot, l’affaire Dominici, l’empoisonneuse Marie Besnard, sans parler des prédateurs pédophiles comme Fourniret et Dutroux ? Et si ces crimes-là touchaient déjà le fond de l’horreur, que dire des millions de morts que des tueurs de masse comme Hitler, Staline ou Mao ont à leur actif ? Tout de même, on voudrait savoir comment ils s’y sont pris pour faire périr tant d’humains ou faire couler tant de sang. On aimerait être dans leur tête. Ou dans leur cœur, s’ils en avaient un. 
Il y a toutefois des époques, et la nôtre est hélas de celles-là, où l’assassinat par procuration se fait omniprésent, presque incontournable, surtout au cinéma et à la télévision. On s’en rend compte chaque fois qu’on consulte le programme. Là aussi, si vous êtes comme moi, vous tournez les pages non seulement pour cocher les émissions intéressantes, mais aussi – et désormais surtout ! – pour barrer celles auxquelles vous voulez échapper à tout prix. Et qui sont la majorité. Car la règle moderne semble être : « À chaque jour son meurtre, à chaque soirée son assassinat. » Ne dites pas que ce n’est qu’un mauvais moment à passer, car ces émissions se produisent en séries et en saisons. Si bien que vous en prenez facilement pour un lustre ou une décennie. Certaines séries sont explicites, comme Meurtres au paradis, Meurtres au soleil, Meurtres à Sandhamn, ou Meurtres à (suit le nom d’une ville française). D’autres titres, qui se prétendent policières ou documentaires, sont assaisonnés avec les mêmes condiments sanglants. Naguère on tuait déjà pas mal dans Maigret, Columbo, Julie Lescaut ou Navarro, mais ce n’était pas encore envahissant. De nos jours, si on veut éviter les Experts Manhattan, on tombe sur les Experts Miami. Et vice versa. On a beau zapper les Esprits criminels, on n’échappe pas à Paris enquêtes criminelles, voire aux Major crimes. Et quand les hommes ont fini de jouer les redresseurs de tort en exécutant froidement des assassins, c’est paraît-il les femmes qui prennent la relève. Les Alice Nevers, Candice Renoir ou Julia Corsi font du Profilage ou déterrent des Affaires classées, quand elles n’arpentent pas le Boulevard du Palais. On imagine les coups de poing, de revolver, voire de grâce que cela entraîne. Dans ces flots d’hémoglobine, qu’il doit être difficile de garder les mains plus ou moins propres ! 
Vous me direz qu’il vaut mieux cela que la téléréalité. Mieux que The voice, que les séances de cuisine à en gerber, que les « rendez-vous en terre inconnue » où pour nous divertir des célébrités de chez nous vont s’amuser avec des autochtones exotiques. Mais l’argument paraît spécieux. Car chaque fois qu’on compare le mal avec le pire, on risque d’en déduire à la longue que c’est du bien. Ou que ce n’est pas « si mal que ça ». En attendant, le seul bien qu’on puisse espérer de cette dérive est peut-être celui auquel pensait déjà Albert Camus, à une époque où la petite lucarne était encore en noir et blanc : « La télé, c’est à ça qu’elle sert : devant toutes ces horreurs, guerres, crashes, meurtres, les familles s’estiment un peu heureuses au fond. Et elles font taire, elles rentrent, leurs petites rancœurs. »
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franckdoutrery · 11 months
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Choses entendues
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- Non, pas encore ! Il doit démarrer seulement dans une dizaine de minutes, à 11h59 selon mon billet. Donc j’ai le temps de m’installer. Non, c’est pas le Thalys, c’est l’Eurostar. Tu sais bien que pour Londres, c’est l’Eurostar. Qu’est-ce que j’irais faire à Paris ? C’est Londres the place to be, tu le sais bien. De la friture sur la ligne ? Qu’est-ce que tu me racontes ? D’ailleurs avec les portables, y a plus de ligne. On dirait que t’es pas encore bien réveillé ? T’as encore picolé hier soir ? Bon, si c’est comme ça, je te laisse. On se rappelle ?!
- Oui, Minou, c’est moi. Je te dérange pas ? Le train vient de démarrer là. Non, ça s’est bien passé au contrôle. Ils sont sévères mais c’est pour notre sécurité. Du monde ? M’en parle pas ! Plus un siège de libre. Et ils sont tous là avec leur ordinateur, leur tablette, leur iPhone, les écouteurs sur les oreilles. Non, tu penses, ils m’entendent pas. Trop occupés avec leurs smart toys. C’est le genre connecté, tu vois. Oui, je voulais te dire : pour le chat. Non, pas le ChatGPT, le chat ! Minette si tu veux. Maximum 70 gr de croquettes par jour. Et renouveler l’eau tous les matins. Oui, moi aussi ! Bisous, bisous !
- Salut Roger, comment tu vas ? Tant mieux, moi aussi, merci ! Je t’appelle pour le C.A. Oui, le Conseil d’administration de la semaine prochaine. Tu sais qu’il y aura Duchemin cette fois. Lui-même ! Et lui, quand il vient, c’est pas pour les jetons de présence, tu sais. Faudra bien préparer la comptabilité. Demande à Paul, il connaît toutes les ficelles. Surtout la partie cash flow. Faut pas que nos créanciers doutent de la solvabilité de la boîte. Oui, je sais ! L’autofinancement est sauf, mais faut voir avec Paul ce qu’on pourra distribuer comme dividendes aux actionnaires. Oui, la City est un peu nerveuse en ce moment. Je te fais confiance ! Mais je te répète : ce Duchemin est une teigne. Tu t’en occupes ? Merci d’avance et bise à ta femme. 
- Hi Phil ! What’s the matter ? You mean Bojo himself ? You must be kidding ! Are you sure ? Those old boys of Parliament are going mad. Yes, I think so ! Did you read the FT this morning ? I tell you, Phil, you’ll have to work like crazy to get that task finished. I don’t bother about that, but you should. Thanks for calling. See you ! Bye !
- Lui-même ! Ah, c’est toi, Yvan ? J’avais pas reconnu ta voix. On vient juste de sortir de l’Eurotunnel. Tu as essayé de m’atteindre avant ? Oui, ça c’est l’avantage des portables. Non, juste quelques jours à Londres. Un petit trip pépère, tu vois. Quelques balades au centre, peut-être le long de la Tamise, Tate modern, Tower Bridge, ce genre. Oui, j’te le fais pas dire, on a du bol. En plus on promet une bonne météo. C’est ça ! Merci ! De ton côté aussi, amuse-toi bien. Tchao !
- Allo George ! Dis donc, t’en as mis du temps pour décrocher. J’espère que je ne te réveille pas. Au petit coin ? Oui, je préfère ça. Tu ne devineras jamais pourquoi je t’appelle. Non ! Non ! Non plus ! Là tu chauffes. Pas encore ! J’te donne une indication : chuis dans l’Eurostar. Toujours pas ? Tu donnes ta langue au chat ? Alors, t’es bien assis ? Ecoute ça : j’ai un nouvel iPhone ! J’te jure : l’iPhone 12. Tu t’imagines ? Tu es le premier que j’appelle avec. Oui, encore plus plat que le précédent. Plus léger aussi. Ton Androïd ? Ça n’a rien à voir ! Attends ! Attends ! Te fâche pas ! Je t’envoie tout de suite une photo que je viens de faire du compartiment. Hop, c’est parti ! Tu verras la définition. Tu m’en diras des nouvelles ! En plus j’ai l’enregistrement vidéo HD. Avec mode ralenti et accéléré. Qu’est-ce que tu veux de plus ? Tu m’entends bien là ? Moi je t’entends 5 sur 5. Non, c’est pas parce que t’as un Androïd. Moi je file à plus de 200 à l’heure et on discute malgré tout comme si on était à la même table au café de la Grand-Place. Fabuleux, non ? J’te dis pas le contraire. Le Samsung Galaxy, le HTC One et d’autres, c’est pas mal, mais l’iPhone 12 c’est quand même le top ! Bon, il faut que je te laisse là parce qu’on arrive bientôt. En plus, faut que je le recharge un peu tant qu’on a du courant. 
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