Tumgik
marthafrankiegreen · 2 years
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2002 mots
J'ai écouté avec le casque mis à disposition au Casino de Carhaix-Plouguer un mercredi après-midi La Puissance Bienvenue
Retrouver le moment exact où l'on s'est perdu Soulever les mouvements intacts ou prétendus On va de cercle en cercle
C'est mon premier achat en euros en janvier 2002 l'album De cercle en cercle de Mass Hysteria
J'ai l'affiche dans ma chambre d'internat avec le cosmonaute au milieu d'autres affiches de Kurt Cobain ou Marilyn Manson Mes camarades de chambre (au nombre de trois je ne les connaissais pas au début de l'année) ont des posters de Josh Hartnett et Ben Affleck ce genre de beaux gosses
Elles aiment le cinéma et des séries que je n'ai jamais vues
Quelque chose ne colle pas je les aime bien, elles sont très drôles mais je ne suis pas sûre d'être à ma place dans ce groupe et d'ailleurs, je sais bien qu'elles complotent un peu dans mon dos parfois mais ce n'est pas trop grave je ne leur en veux pas je fais ma vie
J'ai quatorze ans je suis minus pas très jolie
Je fais ma vie
Lundi matin en allant prendre le car The Boy m'a fait la bise J'avais mis du gloss aux fruits rouges
Il a les cheveux mi-longs mi-longs et châtains ses yeux sont noisette et son teint caramel beurre salé Il porte une veste en velours marron aussi Ses cheveux sont un peu gras comme ceux de tout le monde (bref) Lorsqu'il m'a fait la bise une mèche de ses cheveux s'est collée sur ma bouche glossée aux fruits rouges Dégueulasse
Je me suis trouvée dégueulasse j'ai retiré ce maquillage dégueulasse et je n'en ai plus jamais remis
Le soir après l'heure d'étude obligatoire je descends les marches il y en a quatre ou cinq je crois qui mènent à la salle d'allemand (je ne vais jamais dans cette salle car je fais espagnol) J'écoute à la porte il y a The Boy et deux autres mecs peut-être trois je ne sais plus trop (des terminales) Ils jouent de la musique ça commence par
Smells like Teen Spirit
Sweet Dreams (la version de Manson)
Sleep Now in the Fire de Rage Against the Machine
Il n'y a pas de chanteur juste la musique
J'écoute à la porte et je n'ose pas rentrer jusqu'au jour où j'ose rentrer et je vais m'asseoir sur une table Je les regarde mon cœur bat très fort je me dis que peut-être ils se foutent un peu de ma gueule (ça se peut) mais je m'en fiche mon cœur bat très fort
The Boy joue de la basse il a toujours son étui sur le dos quand on prend le car Il est petit (moi encore plus) une basse c'est grand mais il est trop classe Ils ont joué à la fête de Noël du lycée et il y a même eu leur photo dans le journal je l'ai découpée et gardée
Le soir à l'internat on écoute la BO de Virgin Suicides ou celle de Matrix Chacune pense à son crush car évidemment c'est le sujet  principal Le centre de gravité de nos petites vies de jeunes filles
Le premier étage de l'internat est mixte des filles de seconde des garçons de terminale Heureusement il ne se passe rien de bizarre Les mecs sont un peu comme des grands frères ils s'arrêtent souvent discuter on laisse notre porte ouverte C'est la première chambre à droite dans le couloir
J'aime bien l'ambiance ici on ne fait que rigoler malgré la gêne omniprésente qui vient probablement du fait que je viens d'avoir quatorze ans
Je regarde parfois The Boy qui joue au baby-foot dans le foyer La chaîne hi-fi passe The Unforgiven de Metallica What I've felt, what I've known Never shined through in what I've shown Never be, never see Won't see what might have been
C'est ma chanson préférée une fille de ma classe m'a prêté le CD pour que je le grave Plus tard je l'achèterai en vrai je trouve ça important d'avoir le vrai Black Album C'est une affaire sérieuse, la musique
J'ai accroché sur la porte de ma chambre chez moi une affiche de NO PLACE FOR SOUL
ça annonce la couleur
J'ai internet depuis un an ou deux Le week-end on le passe à discuter sur MSN ou à s'échanger des mails (douteux) des chaînes de questionnaires On grille rapidement les heures mensuelles du forfait
J'ai les adresses mail de tout le monde c'est un peu comme entrer chez les gens Il y a ce questionnaire un peu particulier auquel le destinataire doit répondre concernant l'expéditeur En gros une série de questions sur moi auxquelles tu dois répondre M. a répondu au mien M. c'est un copain de The Boy un terminale sympa qui vient souvent discuter chez nous quand la porte est ouverte Il a répondu à une question sur mes qualités (je sais plus trop je crois que c'était ça) : "En tout cas tu sais ce que ça veut dire aimer et ça c'est cool"
Je sais pas si c'est cool car j'ai l'impression d'être tombée malade C'est douloureux tout le monde est au courant et me regarde bizarre C'est vraiment comme si j'avais une maladie
The Boy ne ressent rien de spécial à mon sujet Il a répondu dans le questionnaire à la question sur mon âge "14 ans... ah ouais t'es petite en fait"
voilà
je suis petite
et c'est tout.
Le lundi matin qui suit les vacances de Pâques en arrivant au lycée dans le casier prévu à cet effet contre le mur près du CDI il y a une lettre qui m'est adressée
C'est l'écriture de M. sur l'enveloppe je crois Il y a deux feuilles recto-verso Les mecs de terminale ont fait une soirée pendant les vacances ils ont bu et ils ont décidé de m'écrire C'est à mourir de rire
The Boy écrit "Je suis quelqu'un de très réservé au cas où tu n'aurais pas remarqué" Je crois qu'il ne sait pas quoi écrire je me demande pourquoi ils m'écrivent mais chacun leur tour ils écrivent des bêtises d'ados saouls (l'un d'entre eux a dessiné une bite au stylo vert)
Ça me fait marrer c'est un peu gênant mais pas malveillant C'est une sorte de blague
Les filles de ma chambre sont toujours drôles Je ne sais pas si ce sont de vraies amies elles me tolèrent se confient parfois Je m'entends bien avec l'une d'entre elles Elle raconte qu'un jour son crush lui a parlé et qu'elle a tellement rougi qu'elle a eu de la buée sur ses lunettes (plus tard elle aura des lentilles et les garçons la regarderont différemment) Il y en a une autre qui ne m'aime pas trop je le sais mais je n'en veux à personne car après tout je suis chiante et bizarre
Dans l'autre classe de seconde Il y a un gars qui a des goûts vraiment nuls il écoute Lara Fabian et Isabelle Boulay lui aussi il est étrange Je le déteste un peu je n'aime pas sa voix il parle fort et fait l'intéressant alors qu'il a l'air naze Il a des lunettes et une raie au milieu en fait on se ressemble un peu c'est pour ça que je ne l'aime pas
Il dit que j'écoute de la musique de fermier
De la musique de fermier Non mais ça va pas bien
Ce que je ne sais pas encore c'est que l'année suivante il deviendra mon meilleur ami (avant qu'on ne se perde de vue une dizaine d'années plus tard)
The Boy répond à mes mails le week-end on discute Il reste cool même s'il ne m'aime pas je sens qu'il a un peu pitié Je lui en ai beaucoup trop dit au sujet de ce que je ressens pour lui
Les jeunes de 2020 diraient que je suis une forceuse
Un jour j'apprends qu'il est in love d'une fille de première elle est très jolie une brunette aux cheveux courts sympa je crois Évidemment je la déteste instantanément
Le week-end suivant je lui demande (par mail) s'il est vraiment amoureux d'elle Il me répond qu'il s'est déclaré et que ses sentiments ne sont pas réciproques Par conséquent il comprend ce que je ressens (j'aime bien qu'il me dise ça)
Je suis soulagée qu'elle ait dit non même si je ne comprends vraiment pas mais alors vraiment pas comment c'est possible
Je la déteste de le rendre malheureux alors que c'est la fille la plus chanceuse du monde
Il ne me parle presque jamais au lycée juste bonjour et encore
Un jour encore un mercredi après-midi il rentre saoul à l'internat avec ses potes et ils s'arrêtent dans notre chambre The Boy s'assoit sur mon lit et il répète en boucle "C'est pas normal"
Je ne saurai jamais ce qui n'était pas normal
J'arpente les couloirs vitrés ceux qui relient le dortoir au self le self aux salles de cours Il fait très froid dans ces couloirs l'hiver et il y a tout le temps des grosses tipules (enfin des cousins quoi)
Quand je le croise mon cœur bat fort et ça s'arrête là Je ne sais pas guérir
On regarde parfois des films le soir par exemple Massacre à la tronçonneuse ou des clips sur MTV dans la salle d'anglais où il y a la télé
If I could Then I would I'll go wherever you will go
J'aime bien cette chanson mais je le garde pour moi car c'est un peu trop niais C'est une affaire sérieuse, la musique
Elle passe souvent sur Europe 2 dans le car ils passent tout le temps cette radio une heure et quart de trajet le lundi une heure et quart le vendredi Pendant ce temps j'écoute des CDs sur mon Discman
Metallica ou Mass Hysteria ou Placebo ou Nirvana
ou Ben Harper parce que dans son questionnaire The Boy a dit que sa chanson préférée c'était Walk Away de Ben Harper alors je l'écoute en pensant à lui
And it's so hard to do And so easy to say But sometimes, sometimes You just have to walk away Walk away
Je me dis qu'il va partir à la fin de l'année ça me rend un peu triste
Il fait beau, c'est la coupe du monde The Boy aime bien le foot il porte un maillot de l'Italie Ça me rappelle que l'année précédente je m'étais prise de passion pour ce pays alors je m'étais mis en tête d'apprendre l'italien toute seule avec une méthode et des cassettes audio ça n'avait pas trop marché
Je ne sais pas encore que vingt ans plus tard je ferais la même chose avec le finnois mais sans les cassettes audio car d'ici là la technologie aurait évolué (bref)
Le dernier mercredi après-midi de l'année tout le monde va au bord du canal boire des bières Je n'ai été saoule qu'une seule fois avant
Avec les filles on achète des Despé au Casino de Carhaix-Plouguer Elles ont seize ans alors elles ont le droit
Je suis triste
Les mecs de terminale vont se baigner Une fille de ma classe roule des pelles à un ami de The Boy qui porte une chemise hawaïenne rouge avec des fleurs blanches The Boy plonge dans le canal en boxer noir il a un corps de sportif Je ne l'avais jamais vu en sous-vêtements
Je suis triste car c'est la dernière fois que je les vois après ils iront à la fac J'ai encore deux ans à passer ici et à traîner le mercredi après-midi au Casino de Carhaix-Plouguer
À la rentrée The Boy répond à mes mails il n'est pas content car je lui ai écrit alors que j'ai bu Il me pensait plus responsable je trouve ça un peu vexant
Un jour on ne s'écrit plus du tout je ne pense plus trop à lui je crois que je suis guérie
Je ne sais pas encore que j'aurai plusieurs autres vies dans les vingt ans à venir
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marthafrankiegreen · 4 years
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This guy (extrait)
En poussant la porte de l'appartement, je réalisai que j'avais oublié à quel point c'était sale. Un vrai dépotoir. La table basse était jonchée de miettes de tabac à rouler, de capsules de bière et de vieux papiers froissés. Dans la cuisine, la vaisselle n'était pas faite. J'ouvris le frigo avec appréhension et fis face aux quatre ou cinq boîtes en plastique fermées. J'eus la nausée en listant mentalement les restes : moussaka, saucisses, bolognaise, riz cantonais. J'hésitai un instant et décidai de jeter contenus et contenants sans ménagement, fermai le sac poubelle et m'empressai de le descendre. Je poussai un long soupir de soulagement en remontant les escaliers, ouvris la fenêtre, m'assis sur le rebord et allumai une cigarette.
Cela faisait dix jours que j'avais quitté l'appartement. Comme mes parents étaient en vacances, j'avais gardé le chien et profité de la maison près de la mer. J'y avais visionné Two Days in Paris, que ma mère avait laissé en évidence sur la table du salon, en pleurant toutes les larmes de mon corps. Je n'étais qu'une petite flaque ridicule depuis que nous nous étions séparés sur le quai de la gare, après un mois et demi passé chez moi et une ultime lessive à trois heures du matin.
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marthafrankiegreen · 4 years
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S’envelopper
Tu avais très mal à la gorge depuis ton réveil. Il faut dire que la veille au soir, tu avais beaucoup fumé, bu et pleuré. J'avais cherché la pharmacie de garde sur Internet, il n'y en avait qu'une, à l'autre bout de la ville. J'étais trop fatiguée pour affronter les transports, tout ça pour du paracétamol. Alors tu avais demandé à Garth de t'en rapporter. Garth devait arriver d'ici peu. Il avait atterri à Dinard en provenance de Londres, où il avait sauté dans un avion après à peine deux heures de sommeil. Il avait ensuite loué une voiture pour parcourir les quelques 60km qui nous séparaient, en faisant un crochet par la pharmacie de garde.
Cela faisait au moins 5 ans que nous n'avions pas vu Garth. Hormis ses cheveux qui grisonnaient légèrement, il n'avait pas changé. On lisait à peine l'abattement sur son visage, simplement une légère fatigue. Il avait dans son sac les Doliprane que tu lui avais demandés – en cachets et non en gélules, ce qui toutefois, avec ta gorge endolorie, était moins facile à avaler – ainsi qu'un sachet de gommes parfum menthe-eucalyptus destinées à soulager quelque peu la brûlure.
Un crachin dense et un vent glacial avaient suffi à donner à cette première journée d'automne un caractère des plus lugubres. J'avais beau avoir vérifié les températures avant notre trajet en train et quitté l'appartement vêtue d'un gilet en laine et munie d'un parapluie, je grelottais. De toute évidence, je n'étais pas assez couverte. Craignant la surdose de caféine, je venais de boire un diabolo trop sucré et je vapotais compulsivement à l'extérieur. Il y avait là trois personnes que j'avais vaguement connues dans une autre vie, avec qui je ne pouvais échanger autre chose que des salutations un peu contrites.
Quand Zinnia arriva, fatiguée, les yeux rougis, je la serrai très fort dans mes bras. Je ne pus réprimer un sanglot malgré l'énorme boule qui obstruait ma gorge depuis le début de la journée (à vrai dire, depuis déjà quelques jours). Elle me glissa d'une voix à peine audible : "Je suis contente de te voir". Puis, s'attardant sur mon allure frigorifiée et mon gilet trop léger : "J'ai un manteau dans la voiture, je vais te le chercher, ne bouge pas".
C'est un manteau vert anglais en laine bouillie. Le revers du col est imprimé d'un motif tartan beige. Il est trop grand pour moi et semble m'avaler, mais il est parfait. Je n'ai toujours pas rendu à Zinnia son manteau.
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marthafrankiegreen · 6 years
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Nostalgie
C’est un objet assez petit, et c’est souvent en métal chromé. Je crois qu’il en existe de plusieurs tailles avec des variantes de formes, mais le principe est toujours le même. Il y a un portique auquel sont suspendues cinq billes par des fils de nylon. Lorsque l’on tire une bille vers l’extérieur et qu’on la lâche, elle vient cogner les autres billes, et celle qui lui est opposée se soulève alors dans un mouvement de balancier.
Je me souviens assez précisément d’une époque où ces objets étaient à la mode – Nicolas me fait très justement remarquer que l’on en trouvait dans les cabinets médicaux, sur le bureau du médecin ou du dentiste. On les trouvait aussi dans ces magasins dont les enfants des années 80-90 étaient friands, ceux qui vendaient tout et n’importe quoi dans des lumières de néons roses ou jaunes. Il y avait, par exemple, le même genre d’objets représentant des atomes ou des planètes, voire des dauphins, se balançant autour d’un axe. Cela ne sert strictement à rien, tout comme l’oiseau qui descend le long d’une barre verticale, ou la boîte avec des petits clous dans laquelle on peut imprimer la forme de son visage.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
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marthafrankiegreen · 6 years
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YOLO
En voiture. Près du carrefour de Sainte-Thérèse, un cycliste imprudent nous double. Il pédale sans les mains, très vite, en regardant son téléphone.
Je sursaute et crie spontanément “Non mais oh, attention, YOLO* !”. À ce moment-là, sans le vouloir, YOLO se transforme en avertissement, en lieu et place de l’injonction à profiter de la vie, comme pour dire “Attention, tu n’as qu’une vie”.
Je trouvais l’idée amusante, presque résolue à ne plus utiliser YOLO que de cette manière, jusqu’à ce que je redécouvre un clip datant déjà de quelques années qui reprenait exactement ce même détournement, avec une suite d’avertissements sécuritaires absurdes sur fond de rap FM. J’étais un peu déçue que quelqu’un y ait déjà pensé.
* You only live once, Tu ne vis qu’une fois.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
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marthafrankiegreen · 6 years
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Nantes, 2017
On était tous d’accord que c’était un peu n’importe quoi de faire ça. Je veux dire, évidemment, nous on n’en pouvait plus, on allait enfin le voir en concert, ça faisait des mois qu’on avait nos places. Quand on a compris qu’il était là, dans cette pièce, derrière le rideau à la fenêtre, en train de répondre à un interview, on a pas pu s’empêcher de s’approcher et de chercher à voir quelque chose. On y est allés à tour de rôle, sur la pointe des pieds, “mais si, regarde par-là, on le voit, il est prostré sur une chaise”. Il avait l’air au bout de sa vie, la sueur perlait sur son front et ça se voyait qu’il était super fatigué.
J’avais réussi à me mettre au premier rang. Derrière moi, il y avait tellement de monde que j’étais compressée contre la barrière, je pouvais à peine respirer. Une fille est montée sur la scène, elle lui a embrassé la joue et elle est redescendue. Ses amis l’ont félicitée, elle avait l’air tellement fier. J’ai trouvé que c’était encore plus n’importe quoi que d’aller l’espionner à travers la vitre.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
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marthafrankiegreen · 6 years
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Londres, 2010
Il faisait nuit depuis une heure environ, il devait être 17 h. Ils se les gelaient tellement qu’ils étaient tous là, à se frotter les mains les unes contre les autres. Ils venaient juste de descendre d’un bus, ça faisait genre une heure qu’ils étaient dedans, le chauffeur les détestait parce qu’ils parlaient fort, enfin, il disait rien mais ça se voyait carrément qu’il les détestait. Ça avait été hyper long, ce trajet en bus, tout le monde était crevé. En descendant, ils ont essayé de trouver dans quelle direction marcher, la prof avait sorti le GPS sur son téléphone (tout le monde n’avait pas ça à l’époque), puis ils s’étaient mis en route. Alors là, ils avaient traversé des lotissements et des petits faubourgs, des rues bordées de maisons de brique rouge. Ils étaient censés trouver un centre d’art contemporain ou une galerie, je ne sais plus trop, mais rien à faire, y avait que des maisons. Ils ont continué de marcher comme ça pendant 30, 45 minutes. D’un coup, la prof leur dit qu’ils sont dans la bonne rue alors ils ont cherché le numéro, puis sont arrivés devant une petite baraque toute mignonne, y avait de la lumière, limite un feu de cheminée, je crois, et là ils ont vu un petit gamin, genre 10 ans, en train de jouer à la console, peinard dans son canapé. Ils n’ont pas pu s’empêcher de rester regarder un peu, le gosse a dû se demander pourquoi il y avait 30 personnes hagardes devant sa fenêtre.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
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marthafrankiegreen · 6 years
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Ornithologie en milieu urbain
Caisse de supermarché, jeudi midi, lumière blanche. Le monsieur derrière moi a un joli sac cabas coloré, avec un oiseau dessiné dessus. Je fixe le dessin en me demandant de quel oiseau il s’agit, je crois que c’est une caille mais je n’en suis pas sûre. Je perds le fil de mes courses qui défilent à toute vitesse sur le tapis roulant. J’empoigne les choses unes par unes et les fourre dans mon propre cabas, obsédée par l’oiseau dessiné sur le sac du monsieur derrière moi. J’ai très envie de demander “Monsieur, est-ce bien une caille sur votre sac ?”, mes courses s’empilent, je regarde l’oiseau. Je regarde le monsieur. Je n’ose pas lui poser la question. Quelque chose me pousse à ne pas le faire, décence ou timidité, je ne saurais dire. Ce n’est pas impoli, mais est-ce que ce ne serait pas un peu bizarre ?
Quelques semaines auparavant, je marchais dans la rue. Devant moi, deux adolescentes et leur mère. La jeune fille de gauche portait un sweat-shirt floqué d’une bécasse. Au-dessus de l’oiseau, la mention, écrite dans une police de caractères tendance : “Grosse bécasse”. Je tentai de la prendre en photo en marchant mais ce fut un échec, la photo était floue.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
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marthafrankiegreen · 6 years
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Rêve
Ça se passe au petit matin. Le ciel de la ville est rose et bleu, il y a une odeur d’herbe coupée et de pluie d’orage. Il fait déjà presque trente degrés, c’est l’été. Sur la vaste dalle de bitume, je croise un homme à lunettes. Il porte un petit attaché-case et un costume gris. Ses cheveux noirs sont soigneusement peignés, il a une raie sur le côté, il doit avoir dans les quarante ans. On dirait un banquier ou un médecin – mais d’un autre temps. Derrière lui, il y a une série d’immenses immeubles. Une barre horizontale bleue (deux cents fenêtres minimum), une tour de style moderne aux balcons arrondis, un autre bâtiment en trois modules, formes compliquées. J’ai très chaud et je porte un sac contenant mes affaires de piscine.
Le type n’a pas l’air de ressentir la chaleur, il est en costume, totalement impassible. Il marche en regardant droit devant lui, l’air de penser “rien à foutre, je suis en costume”. J’ai un t-shirt et un short, et déjà, je ne pense qu’au moment où, au bout de mon chemin, j’entrerai dans l’eau fraîche. Hormis l’homme à lunettes en costume gris, la ville est totalement déserte. Je le suis du regard, loupe une marche au sol, atterris les deux mains et les genoux sur le bitume. Éraflures, humiliation. Après avoir vérifié que personne ne m’avait vue, je reprends ma route, redoublant de vitesse.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
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marthafrankiegreen · 7 years
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Voie express
Vous avez plus de deux heures de route à parcourir. D'abord, une route départementale semée de ronds-points, où l'on passe rarement la cinquième vitesse, puis la nationale qui vous mènera en ligne droite jusqu'à l'arrivée.
À peine l'échangeur emprunté jusqu'à cette route à quatre voies, votre pied gauche vous chatouille. Vous avez très envie de vous gratter mais vous ne pouvez pas, vos mains sont crispées sur le volant. Vous n'avez jamais été très à l'aise avec la conduite. Votre bras, tout à coup, est saisi de la même sensation de picotements. Vous décrochez une main du volant pour vous gratter. Vous vous frottez le bras, la nuque, le visage.
La personne assise sur le siège passager vous demande si ça va. Vous lui répondez par l'affirmative. Vous vous inquiétez mais tentez de vous convaincre que cela va passer. Les battements de votre cœur se sont accélérés, vous avez chaud. La prochaine aire de repos se trouve dans 20 kilomètres, sur les 152 restants.
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marthafrankiegreen · 7 years
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Je le vaux bien
– Et que faites-vous dans la vie ? Vous avez des congés cet été ?
La question, lancée machinalement et sans arrière-pensée, me glissa dessus comme sur les plumes d’un canard. Je répondis sans hésitation : – Je suis ici pour un colloque. Je travaille à la Défense, dans une banque d'affaires au service de grandes entreprises. Comme j'avais un peu de temps entre deux réunions, voyez-vous...
Je guettai la réaction de la coiffeuse, qui scrutait mes yeux dans le miroir. Elle sembla surprise, me toisa presque du regard. Après tout, est-ce que je lui demandais, moi, ce qu'elle faisait dans la vie ? Soit, je le savais déjà. Elle ne se rendait probablement pas compte à quel point cette question anodine pouvait être pénible et méritait bien, de temps en temps, qu'on s'en sorte avec une petite pirouette.
Elle reprit ses ciseaux, non sans un commentaire sur le manque d'épaisseur de ma chevelure.
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marthafrankiegreen · 7 years
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Sans titre (2014)
Flambeaux allumés Nuages de fumée Ce qui se passait la nuit tombée
Les soleils couchants En haut des volcans Les rêves brûlants que l’on faisait
Les constellations Les révolutions Ces choses sans nom qu’on attendait
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marthafrankiegreen · 7 years
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L’hiver (contemplation)
Le bruit du moteur couvrait presque l'autoradio qui diffusait le journal de dix-huit heures. On distinguait péniblement la voix nasillarde du présentateur de la météo qui annonçait d'importantes chutes de neige pour le lendemain. La tête appuyée à la vitre du côté passager, elle regardait défiler une suite de bâtiments cubiques.
La nuit était déjà tombée, et les feux des voitures émettaient une lumière cotonneuse. Un embouteillage en plein quartier d'affaires, quelle chance : elle allait pouvoir regarder à loisir par les baies vitrées des bureaux.
Çà et là, des personnages en costume ou en tailleur, seuls ou en petits groupes, des tableaux blancs sur lesquels se déployaient courbes et graphiques obscurs, des meubles métalliques à tiroirs, des lampadaires design, des plantes (areca, yucca, chlorophytum), des chaises en cuir, des tasses de café, des piles de dossiers dans des chemises de couleur.
L'espace d'un instant, elle se sentit heureuse d'être là où elle était.
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marthafrankiegreen · 7 years
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Exotisme
Ils se demandèrent alors comment, pendant tout ce temps, cette cuisine avait pu se passer de stores vénitiens. Dans le salon pourvu d'une grande porte-fenêtre, ils avaient opté pour des panneaux japonais d'une fine toile blanche qui laissait passer la lumière du soleil, lorsqu'il déclinait vers l'ouest en fin d'après-midi. Néanmoins, ils pensaient déjà les remplacer par des stores californiens à lamelles verticales et découper les panneaux japonais pour les placer à la fenêtre de la chambre, afin de pouvoir ouvrir plus souvent les volets tout en se dissimulant du vis-à-vis, sans pour autant devoir tirer les épais rideaux sombres achetés dans une enseigne suédoise.
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marthafrankiegreen · 7 years
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Une question
Est-ce qu'un jour quelqu'un a vraiment décidé qu'être dans la vie active signifierait se lever le matin pour accomplir une suite de tâches aliénantes, puis se coucher le soir et le lendemain, tout recommencer ?
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marthafrankiegreen · 7 years
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Infini
C'est la panique, un vrai cauchemar.
Choisis une couleur, un mot, un son, parmi tout ce qui s'offre à toi. Tu peux tout faire, absolument tout.
Je démarre un dessin au feutre noir et cinq minutes plus tard, je sens déjà poindre le regret de n'avoir pas choisi de travailler au crayon à papier. Une suite de notes sur un synthétiseur, allons-y gaiement, mais j'hésite entre une chanson mélancolique en français et un morceau enjoué en anglais, ou alors, pourquoi pas, des accords de guitare sèche ? Si je choisis telle couleur, telle police d'écriture, dans un instant j'aurai envie d'autre chose.
Tu peux tout faire, absolument tout. C'est la panique.
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marthafrankiegreen · 7 years
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Terre-à-terre
“Tu sais, tant qu’on n’a pas vécu les choses en vrai, on n’en sait rien. Par exemple, moi, je suis persuadée que j’adorerais aller dans l’Oregon, parce que j’ai lu des livres, tout ça. Mais en fait si ça se trouve, ça ne me plairait pas du tout : il pleut tout le temps, et puis l’Amérique, ça a l’air drôlement bizarre comme endroit.
– Ouais, t’as peut-être raison. Mais bon quand même, quand j’y pense, avoir tout le temps et l’argent qu’on veut, j’arrive pas à croire que ça ne soit pas trop cool. T’as plus besoin de t’inquiéter de rien, tout ce que t’as pas envie de faire quelqu’un le fait à ta place... La belle vie, quoi.
– Bah j’en sais rien en fait. Tu finis par t’emmerder, non ? Peut-être qu’il faut juste que ça reste un rêve. C’est comme voyager dans l’espace. Dans ta tête c’est génial et tout, tu vois les planètes et les étoiles et c’est trop beau, mais en vrai, ton corps il est tout stressé, puis t’as tout le temps peur de mourir. Ben le fric, c’est pareil. OK, t’as tout ce que tu veux. Mais attends, tu restes un corps, t’es pas éternel, et en plus tu peux toujours tout perdre. Alors qu’au moins, quand t’as pas grand chose, ben t’as pas grand chose à perdre non plus.
– Allez c’est bon, j’ai compris. T’es vraiment rabat-joie.”
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