2002 mots
J'ai écouté
avec le casque mis à disposition
au Casino de Carhaix-Plouguer
un mercredi après-midi
La Puissance Bienvenue
Retrouver le moment exact
où l'on s'est perdu
Soulever les mouvements intacts
ou prétendus
On va de cercle en cercle
C'est mon premier achat en euros
en janvier 2002
l'album De cercle en cercle
de Mass Hysteria
J'ai l'affiche dans ma chambre d'internat
avec le cosmonaute
au milieu d'autres affiches
de Kurt Cobain ou Marilyn Manson
Mes camarades de chambre
(au nombre de trois
je ne les connaissais pas au début de l'année)
ont des posters de Josh Hartnett
et Ben Affleck
ce genre de beaux gosses
Elles aiment le cinéma
et des séries
que je n'ai jamais vues
Quelque chose ne colle pas
je les aime bien, elles sont très drôles
mais je ne suis pas sûre
d'être à ma place dans ce groupe
et d'ailleurs, je sais bien
qu'elles complotent un peu dans mon dos
parfois
mais ce n'est pas trop grave
je ne leur en veux pas
je fais ma vie
J'ai quatorze ans
je suis minus
pas très jolie
Je fais ma vie
Lundi matin
en allant prendre le car
The Boy m'a fait la bise
J'avais mis
du gloss
aux fruits rouges
Il a les cheveux mi-longs
mi-longs et châtains
ses yeux sont noisette
et son teint caramel beurre salé
Il porte une veste en velours
marron aussi
Ses cheveux sont un peu gras
comme ceux de tout le monde
(bref)
Lorsqu'il m'a fait la bise
une mèche de ses cheveux
s'est collée
sur ma bouche glossée aux fruits rouges
Dégueulasse
Je me suis trouvée dégueulasse
j'ai retiré ce maquillage
dégueulasse
et je n'en ai plus jamais remis
Le soir
après l'heure d'étude obligatoire
je descends les marches
il y en a quatre ou cinq je crois
qui mènent à la salle d'allemand
(je ne vais jamais dans cette salle
car je fais espagnol)
J'écoute à la porte
il y a The Boy
et deux autres mecs
peut-être trois
je ne sais plus trop
(des terminales)
Ils jouent de la musique
ça commence par
Smells like Teen Spirit
Sweet Dreams
(la version de Manson)
Sleep Now in the Fire
de Rage Against the Machine
Il n'y a pas de chanteur
juste la musique
J'écoute à la porte et je n'ose pas rentrer
jusqu'au jour où j'ose rentrer
et je vais m'asseoir sur une table
Je les regarde
mon cœur bat très fort
je me dis
que peut-être
ils se foutent un peu de ma gueule
(ça se peut)
mais je m'en fiche
mon cœur bat très fort
The Boy joue de la basse
il a toujours son étui sur le dos
quand on prend le car
Il est petit (moi encore plus)
une basse c'est grand
mais il est trop classe
Ils ont joué
à la fête de Noël du lycée
et il y a même eu leur photo dans le journal
je l'ai découpée et gardée
Le soir à l'internat
on écoute la BO de Virgin Suicides
ou celle de Matrix
Chacune pense à son crush
car évidemment c'est le sujet
principal
Le centre de gravité
de nos petites vies
de jeunes filles
Le premier étage de l'internat est mixte
des filles de seconde
des garçons de terminale
Heureusement il ne se passe rien de bizarre
Les mecs sont un peu comme des grands frères
ils s'arrêtent souvent discuter
on laisse notre porte ouverte
C'est la première chambre
à droite
dans le couloir
J'aime bien l'ambiance ici
on ne fait que rigoler
malgré la gêne omniprésente
qui vient probablement du fait que
je viens d'avoir quatorze ans
Je regarde parfois The Boy
qui joue au baby-foot dans le foyer
La chaîne hi-fi passe
The Unforgiven
de Metallica
What I've felt, what I've known
Never shined through in what I've shown
Never be, never see
Won't see what might have been
C'est ma chanson préférée
une fille de ma classe
m'a prêté le CD
pour que je le grave
Plus tard je l'achèterai en vrai
je trouve ça important d'avoir
le vrai Black Album
C'est une affaire sérieuse, la musique
J'ai accroché sur la porte de ma chambre
chez moi
une affiche de
NO PLACE FOR SOUL
ça annonce la couleur
J'ai internet depuis un an ou deux
Le week-end on le passe
à discuter sur MSN
ou à s'échanger des mails
(douteux)
des chaînes de questionnaires
On grille rapidement
les heures mensuelles du forfait
J'ai les adresses mail de tout le monde
c'est un peu comme entrer chez les gens
Il y a ce questionnaire
un peu particulier
auquel le destinataire doit répondre
concernant l'expéditeur
En gros
une série de questions sur moi
auxquelles tu dois répondre
M. a répondu au mien
M. c'est un copain de The Boy
un terminale sympa
qui vient souvent discuter chez nous
quand la porte est ouverte
Il a répondu
à une question sur mes qualités
(je sais plus trop
je crois que c'était ça) :
"En tout cas tu sais
ce que ça veut dire aimer
et ça c'est cool"
Je sais pas si c'est cool
car j'ai l'impression d'être tombée
malade
C'est douloureux
tout le monde est au courant
et me regarde bizarre
C'est vraiment
comme si j'avais une maladie
The Boy ne ressent rien de spécial
à mon sujet
Il a répondu dans le questionnaire
à la question sur mon âge
"14 ans... ah ouais t'es petite en fait"
voilà
je
suis
petite
et c'est tout.
Le lundi matin
qui suit les vacances de Pâques
en arrivant au lycée
dans le casier prévu à cet effet
contre le mur près du CDI
il y a une lettre
qui m'est adressée
C'est l'écriture de M. sur l'enveloppe
je crois
Il y a deux feuilles
recto-verso
Les mecs de terminale
ont fait une soirée
pendant les vacances
ils ont bu
et ils ont décidé de m'écrire
C'est à mourir de rire
The Boy écrit
"Je suis quelqu'un de très réservé
au cas où tu n'aurais pas remarqué"
Je crois qu'il ne sait pas quoi écrire
je me demande pourquoi ils m'écrivent
mais chacun leur tour
ils écrivent
des bêtises d'ados saouls
(l'un d'entre eux a dessiné
une bite au stylo vert)
Ça me fait marrer
c'est un peu gênant
mais pas malveillant
C'est une sorte de blague
Les filles de ma chambre
sont toujours drôles
Je ne sais pas si ce sont
de vraies amies
elles me tolèrent
se confient parfois
Je m'entends bien avec l'une d'entre elles
Elle raconte qu'un jour
son crush lui a parlé
et qu'elle a tellement rougi
qu'elle a eu
de la buée
sur ses lunettes
(plus tard elle aura des lentilles
et les garçons la regarderont différemment)
Il y en a une autre qui ne m'aime pas trop
je le sais
mais je n'en veux à personne
car après tout
je suis chiante et bizarre
Dans l'autre classe de seconde
Il y a un gars
qui a des goûts vraiment nuls
il écoute Lara Fabian
et Isabelle Boulay
lui aussi il est étrange
Je le déteste un peu
je n'aime pas sa voix
il parle fort et fait l'intéressant
alors qu'il a l'air naze
Il a des lunettes et une raie au milieu
en fait on se ressemble un peu
c'est pour ça que je ne l'aime pas
Il dit que j'écoute de la
musique
de
fermier
De la musique de fermier
Non mais ça va pas bien
Ce que je ne sais pas encore c'est
que l'année suivante
il deviendra
mon meilleur ami
(avant qu'on ne se perde de vue
une dizaine d'années plus tard)
The Boy répond à mes mails
le week-end
on discute
Il reste cool même s'il ne m'aime pas
je sens qu'il a un peu pitié
Je lui en ai beaucoup trop dit
au sujet de
ce que
je ressens
pour lui
Les jeunes de 2020 diraient que je suis
une forceuse
Un jour j'apprends qu'il est
in love
d'une fille de première
elle est très jolie
une brunette aux cheveux courts
sympa je crois
Évidemment je la déteste
instantanément
Le week-end suivant je lui demande
(par mail)
s'il est vraiment amoureux d'elle
Il me répond
qu'il s'est déclaré
et que ses sentiments
ne sont pas réciproques
Par conséquent
il comprend ce que je ressens
(j'aime bien qu'il me dise ça)
Je suis soulagée qu'elle ait dit non
même si je ne comprends
vraiment pas
mais alors vraiment pas
comment c'est possible
Je la déteste de le rendre malheureux
alors que c'est la fille
la plus
chanceuse
du monde
Il ne me parle presque jamais au lycée
juste bonjour
et encore
Un jour
encore un mercredi après-midi
il rentre saoul à l'internat
avec ses potes
et ils s'arrêtent dans notre chambre
The Boy s'assoit sur mon lit
et il répète
en boucle
"C'est pas normal"
Je ne saurai jamais
ce qui n'était
pas normal
J'arpente les couloirs vitrés
ceux qui relient
le dortoir au self
le self aux salles de cours
Il fait très froid dans ces couloirs l'hiver
et il y a tout le temps
des grosses tipules
(enfin des cousins quoi)
Quand je le croise
mon cœur bat fort
et ça s'arrête là
Je ne sais pas guérir
On regarde parfois des films le soir
par exemple Massacre à la tronçonneuse
ou des clips sur MTV
dans la salle d'anglais où il y a la télé
If I could
Then I would
I'll go wherever you will go
J'aime bien cette chanson
mais je le garde pour moi
car c'est un peu trop niais
C'est une affaire sérieuse, la musique
Elle passe souvent sur Europe 2
dans le car ils passent tout le temps cette radio
une heure et quart de trajet le lundi
une heure et quart le vendredi
Pendant ce temps
j'écoute des CDs sur mon Discman
Metallica
ou Mass Hysteria
ou Placebo
ou Nirvana
ou Ben Harper
parce que dans son questionnaire
The Boy
a dit que sa chanson préférée c'était
Walk Away
de Ben Harper
alors je l'écoute en pensant à lui
And it's so hard to do
And so easy to say
But sometimes, sometimes
You just have to walk away
Walk away
Je me dis qu'il va partir à la fin de l'année
ça me rend un peu triste
Il fait beau, c'est la coupe du monde
The Boy aime bien le foot
il porte un maillot de l'Italie
Ça me rappelle que
l'année précédente
je m'étais prise de passion pour ce pays
alors
je m'étais mis en tête
d'apprendre l'italien
toute seule
avec une méthode et des cassettes audio
ça n'avait pas trop marché
Je ne sais pas encore
que vingt ans plus tard je ferais
la même chose
avec le finnois
mais sans les cassettes audio
car d'ici là la technologie aurait évolué
(bref)
Le dernier mercredi après-midi de l'année
tout le monde va au bord du canal
boire des bières
Je n'ai été saoule qu'une seule fois
avant
Avec les filles
on achète des Despé
au Casino de Carhaix-Plouguer
Elles ont seize ans alors elles ont le droit
Je suis triste
Les mecs de terminale vont se baigner
Une fille de ma classe roule des pelles
à un ami de The Boy
qui porte une chemise hawaïenne
rouge avec des fleurs blanches
The Boy plonge dans le canal
en boxer noir
il a un corps de sportif
Je ne l'avais jamais vu
en sous-vêtements
Je suis triste car c'est
la dernière fois que je les vois
après ils iront à la fac
J'ai encore deux ans à passer ici
et à traîner
le mercredi après-midi
au Casino de Carhaix-Plouguer
À la rentrée
The Boy répond à mes mails
il n'est pas content car je lui ai écrit
alors que j'ai bu
Il me pensait plus responsable
je trouve ça un peu vexant
Un jour on ne s'écrit plus du tout
je ne pense plus trop à lui
je crois que je suis guérie
Je ne sais pas encore que j'aurai
plusieurs autres vies
dans les vingt ans à venir
2 notes
·
View notes
This guy (extrait)
En poussant la porte de l'appartement, je réalisai que j'avais oublié à quel point c'était sale. Un vrai dépotoir. La table basse était jonchée de miettes de tabac à rouler, de capsules de bière et de vieux papiers froissés. Dans la cuisine, la vaisselle n'était pas faite. J'ouvris le frigo avec appréhension et fis face aux quatre ou cinq boîtes en plastique fermées. J'eus la nausée en listant mentalement les restes : moussaka, saucisses, bolognaise, riz cantonais. J'hésitai un instant et décidai de jeter contenus et contenants sans ménagement, fermai le sac poubelle et m'empressai de le descendre. Je poussai un long soupir de soulagement en remontant les escaliers, ouvris la fenêtre, m'assis sur le rebord et allumai une cigarette.
Cela faisait dix jours que j'avais quitté l'appartement. Comme mes parents étaient en vacances, j'avais gardé le chien et profité de la maison près de la mer. J'y avais visionné Two Days in Paris, que ma mère avait laissé en évidence sur la table du salon, en pleurant toutes les larmes de mon corps. Je n'étais qu'une petite flaque ridicule depuis que nous nous étions séparés sur le quai de la gare, après un mois et demi passé chez moi et une ultime lessive à trois heures du matin.
0 notes
S’envelopper
Tu avais très mal à la gorge depuis ton réveil. Il faut dire que la veille au soir, tu avais beaucoup fumé, bu et pleuré. J'avais cherché la pharmacie de garde sur Internet, il n'y en avait qu'une, à l'autre bout de la ville. J'étais trop fatiguée pour affronter les transports, tout ça pour du paracétamol. Alors tu avais demandé à Garth de t'en rapporter. Garth devait arriver d'ici peu. Il avait atterri à Dinard en provenance de Londres, où il avait sauté dans un avion après à peine deux heures de sommeil. Il avait ensuite loué une voiture pour parcourir les quelques 60km qui nous séparaient, en faisant un crochet par la pharmacie de garde.
Cela faisait au moins 5 ans que nous n'avions pas vu Garth. Hormis ses cheveux qui grisonnaient légèrement, il n'avait pas changé. On lisait à peine l'abattement sur son visage, simplement une légère fatigue. Il avait dans son sac les Doliprane que tu lui avais demandés – en cachets et non en gélules, ce qui toutefois, avec ta gorge endolorie, était moins facile à avaler – ainsi qu'un sachet de gommes parfum menthe-eucalyptus destinées à soulager quelque peu la brûlure.
Un crachin dense et un vent glacial avaient suffi à donner à cette première journée d'automne un caractère des plus lugubres. J'avais beau avoir vérifié les températures avant notre trajet en train et quitté l'appartement vêtue d'un gilet en laine et munie d'un parapluie, je grelottais. De toute évidence, je n'étais pas assez couverte. Craignant la surdose de caféine, je venais de boire un diabolo trop sucré et je vapotais compulsivement à l'extérieur. Il y avait là trois personnes que j'avais vaguement connues dans une autre vie, avec qui je ne pouvais échanger autre chose que des salutations un peu contrites.
Quand Zinnia arriva, fatiguée, les yeux rougis, je la serrai très fort dans mes bras. Je ne pus réprimer un sanglot malgré l'énorme boule qui obstruait ma gorge depuis le début de la journée (à vrai dire, depuis déjà quelques jours). Elle me glissa d'une voix à peine audible : "Je suis contente de te voir". Puis, s'attardant sur mon allure frigorifiée et mon gilet trop léger : "J'ai un manteau dans la voiture, je vais te le chercher, ne bouge pas".
C'est un manteau vert anglais en laine bouillie. Le revers du col est imprimé d'un motif tartan beige. Il est trop grand pour moi et semble m'avaler, mais il est parfait. Je n'ai toujours pas rendu à Zinnia son manteau.
0 notes
Nostalgie
C’est un objet assez petit, et c’est souvent en métal chromé. Je crois qu’il en existe de plusieurs tailles avec des variantes de formes, mais le principe est toujours le même. Il y a un portique auquel sont suspendues cinq billes par des fils de nylon. Lorsque l’on tire une bille vers l’extérieur et qu’on la lâche, elle vient cogner les autres billes, et celle qui lui est opposée se soulève alors dans un mouvement de balancier.
Je me souviens assez précisément d’une époque où ces objets étaient à la mode – Nicolas me fait très justement remarquer que l’on en trouvait dans les cabinets médicaux, sur le bureau du médecin ou du dentiste. On les trouvait aussi dans ces magasins dont les enfants des années 80-90 étaient friands, ceux qui vendaient tout et n’importe quoi dans des lumières de néons roses ou jaunes. Il y avait, par exemple, le même genre d’objets représentant des atomes ou des planètes, voire des dauphins, se balançant autour d’un axe. Cela ne sert strictement à rien, tout comme l’oiseau qui descend le long d’une barre verticale, ou la boîte avec des petits clous dans laquelle on peut imprimer la forme de son visage.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
0 notes
YOLO
En voiture. Près du carrefour de Sainte-Thérèse, un cycliste imprudent nous double. Il pédale sans les mains, très vite, en regardant son téléphone.
Je sursaute et crie spontanément “Non mais oh, attention, YOLO* !”. À ce moment-là, sans le vouloir, YOLO se transforme en avertissement, en lieu et place de l’injonction à profiter de la vie, comme pour dire “Attention, tu n’as qu’une vie”.
Je trouvais l’idée amusante, presque résolue à ne plus utiliser YOLO que de cette manière, jusqu’à ce que je redécouvre un clip datant déjà de quelques années qui reprenait exactement ce même détournement, avec une suite d’avertissements sécuritaires absurdes sur fond de rap FM. J’étais un peu déçue que quelqu’un y ait déjà pensé.
* You only live once, Tu ne vis qu’une fois.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
0 notes
Nantes, 2017
On était tous d’accord que c’était un peu n’importe quoi de faire ça. Je veux dire, évidemment, nous on n’en pouvait plus, on allait enfin le voir en concert, ça faisait des mois qu’on avait nos places. Quand on a compris qu’il était là, dans cette pièce, derrière le rideau à la fenêtre, en train de répondre à un interview, on a pas pu s’empêcher de s’approcher et de chercher à voir quelque chose. On y est allés à tour de rôle, sur la pointe des pieds, “mais si, regarde par-là, on le voit, il est prostré sur une chaise”. Il avait l’air au bout de sa vie, la sueur perlait sur son front et ça se voyait qu’il était super fatigué.
J’avais réussi à me mettre au premier rang. Derrière moi, il y avait tellement de monde que j’étais compressée contre la barrière, je pouvais à peine respirer. Une fille est montée sur la scène, elle lui a embrassé la joue et elle est redescendue. Ses amis l’ont félicitée, elle avait l’air tellement fier. J’ai trouvé que c’était encore plus n’importe quoi que d’aller l’espionner à travers la vitre.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
0 notes
Londres, 2010
Il faisait nuit depuis une heure environ, il devait être 17 h. Ils se les gelaient tellement qu’ils étaient tous là, à se frotter les mains les unes contre les autres. Ils venaient juste de descendre d’un bus, ça faisait genre une heure qu’ils étaient dedans, le chauffeur les détestait parce qu’ils parlaient fort, enfin, il disait rien mais ça se voyait carrément qu’il les détestait. Ça avait été hyper long, ce trajet en bus, tout le monde était crevé.
En descendant, ils ont essayé de trouver dans quelle direction marcher, la prof avait sorti le GPS sur son téléphone (tout le monde n’avait pas ça à l’époque), puis ils s’étaient mis en route. Alors là, ils avaient traversé des lotissements et des petits faubourgs, des rues bordées de maisons de brique rouge. Ils étaient censés trouver un centre d’art contemporain ou une galerie, je ne sais plus trop, mais rien à faire, y avait que des maisons. Ils ont continué de marcher comme ça pendant 30, 45 minutes. D’un coup, la prof leur dit qu’ils sont dans la bonne rue alors ils ont cherché le numéro, puis sont arrivés devant une petite baraque toute mignonne, y avait de la lumière, limite un feu de cheminée, je crois, et là ils ont vu un petit gamin, genre 10 ans, en train de jouer à la console, peinard dans son canapé. Ils n’ont pas pu s’empêcher de rester regarder un peu, le gosse a dû se demander pourquoi il y avait 30 personnes hagardes devant sa fenêtre.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
1 note
·
View note
Ornithologie en milieu urbain
Caisse de supermarché, jeudi midi, lumière blanche. Le monsieur derrière moi a un joli sac cabas coloré, avec un oiseau dessiné dessus. Je fixe le dessin en me demandant de quel oiseau il s’agit, je crois que c’est une caille mais je n’en suis pas sûre. Je perds le fil de mes courses qui défilent à toute vitesse sur le tapis roulant. J’empoigne les choses unes par unes et les fourre dans mon propre cabas, obsédée par l’oiseau dessiné sur le sac du monsieur derrière moi. J’ai très envie de demander “Monsieur, est-ce bien une caille sur votre sac ?”, mes courses s’empilent, je regarde l’oiseau. Je regarde le monsieur. Je n’ose pas lui poser la question. Quelque chose me pousse à ne pas le faire, décence ou timidité, je ne saurais dire. Ce n’est pas impoli, mais est-ce que ce ne serait pas un peu bizarre ?
Quelques semaines auparavant, je marchais dans la rue. Devant moi, deux adolescentes et leur mère. La jeune fille de gauche portait un sweat-shirt floqué d’une bécasse. Au-dessus de l’oiseau, la mention, écrite dans une police de caractères tendance : “Grosse bécasse”. Je tentai de la prendre en photo en marchant mais ce fut un échec, la photo était floue.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
0 notes
Rêve
Ça se passe au petit matin. Le ciel de la ville est rose et bleu, il y a une odeur d’herbe coupée et de pluie d’orage. Il fait déjà presque trente degrés, c’est l’été. Sur la vaste dalle de bitume, je croise un homme à lunettes. Il porte un petit attaché-case et un costume gris. Ses cheveux noirs sont soigneusement peignés, il a une raie sur le côté, il doit avoir dans les quarante ans. On dirait un banquier ou un médecin – mais d’un autre temps. Derrière lui, il y a une série d’immenses immeubles. Une barre horizontale bleue (deux cents fenêtres minimum), une tour de style moderne aux balcons arrondis, un autre bâtiment en trois modules, formes compliquées. J’ai très chaud et je porte un sac contenant mes affaires de piscine.
Le type n’a pas l’air de ressentir la chaleur, il est en costume, totalement impassible. Il marche en regardant droit devant lui, l’air de penser “rien à foutre, je suis en costume”. J’ai un t-shirt et un short, et déjà, je ne pense qu’au moment où, au bout de mon chemin, j’entrerai dans l’eau fraîche. Hormis l’homme à lunettes en costume gris, la ville est totalement déserte. Je le suis du regard, loupe une marche au sol, atterris les deux mains et les genoux sur le bitume. Éraflures, humiliation. Après avoir vérifié que personne ne m’avait vue, je reprends ma route, redoublant de vitesse.
Extrait de Miscellanées, Éditions ZiZiR, 2018.
0 notes
Voie express
Vous avez plus de deux heures de route à parcourir.
D'abord, une route départementale semée de ronds-points, où l'on passe rarement la cinquième vitesse, puis la nationale qui vous mènera en ligne droite jusqu'à l'arrivée.
À peine l'échangeur emprunté jusqu'à cette route à quatre voies, votre pied gauche vous chatouille. Vous avez très envie de vous gratter mais vous ne pouvez pas, vos mains sont crispées sur le volant. Vous n'avez jamais été très à l'aise avec la conduite. Votre bras, tout à coup, est saisi de la même sensation de picotements. Vous décrochez une main du volant pour vous gratter. Vous vous frottez le bras, la nuque, le visage.
La personne assise sur le siège passager vous demande si ça va. Vous lui répondez par l'affirmative. Vous vous inquiétez mais tentez de vous convaincre que cela va passer. Les battements de votre cœur se sont accélérés, vous avez chaud. La prochaine aire de repos se trouve dans 20 kilomètres, sur les 152 restants.
0 notes
Je le vaux bien
– Et que faites-vous dans la vie ? Vous avez des congés cet été ?
La question, lancée machinalement et sans arrière-pensée, me glissa dessus comme sur les plumes d’un canard. Je répondis sans hésitation :
– Je suis ici pour un colloque. Je travaille à la Défense, dans une banque d'affaires au service de grandes entreprises. Comme j'avais un peu de temps entre deux réunions, voyez-vous...
Je guettai la réaction de la coiffeuse, qui scrutait mes yeux dans le miroir. Elle sembla surprise, me toisa presque du regard. Après tout, est-ce que je lui demandais, moi, ce qu'elle faisait dans la vie ? Soit, je le savais déjà. Elle ne se rendait probablement pas compte à quel point cette question anodine pouvait être pénible et méritait bien, de temps en temps, qu'on s'en sorte avec une petite pirouette.
Elle reprit ses ciseaux, non sans un commentaire sur le manque d'épaisseur de ma chevelure.
0 notes
Sans titre (2014)
Flambeaux allumés
Nuages de fumée
Ce qui se passait la nuit tombée
Les soleils couchants
En haut des volcans
Les rêves brûlants que l’on faisait
Les constellations
Les révolutions
Ces choses sans nom qu’on attendait
0 notes
L’hiver (contemplation)
Le bruit du moteur couvrait presque l'autoradio qui diffusait le journal de dix-huit heures. On distinguait péniblement la voix nasillarde du présentateur de la météo qui annonçait d'importantes chutes de neige pour le lendemain. La tête appuyée à la vitre du côté passager, elle regardait défiler une suite de bâtiments cubiques.
La nuit était déjà tombée, et les feux des voitures émettaient une lumière cotonneuse. Un embouteillage en plein quartier d'affaires, quelle chance : elle allait pouvoir regarder à loisir par les baies vitrées des bureaux.
Çà et là, des personnages en costume ou en tailleur, seuls ou en petits groupes, des tableaux blancs sur lesquels se déployaient courbes et graphiques obscurs, des meubles métalliques à tiroirs, des lampadaires design, des plantes (areca, yucca, chlorophytum), des chaises en cuir, des tasses de café, des piles de dossiers dans des chemises de couleur.
L'espace d'un instant, elle se sentit heureuse d'être là où elle était.
0 notes
Exotisme
Ils se demandèrent alors comment, pendant tout ce temps, cette cuisine avait pu se passer de stores vénitiens.
Dans le salon pourvu d'une grande porte-fenêtre, ils avaient opté pour des panneaux japonais d'une fine toile blanche qui laissait passer la lumière du soleil, lorsqu'il déclinait vers l'ouest en fin d'après-midi.
Néanmoins, ils pensaient déjà les remplacer par des stores californiens à lamelles verticales et découper les panneaux japonais pour les placer à la fenêtre de la chambre, afin de pouvoir ouvrir plus souvent les volets tout en se dissimulant du vis-à-vis, sans pour autant devoir tirer les épais rideaux sombres achetés dans une enseigne suédoise.
0 notes
Une question
Est-ce qu'un jour quelqu'un
a vraiment décidé
qu'être dans la vie active
signifierait se lever le matin
pour
accomplir
une
suite
de
tâches
aliénantes,
puis se coucher le soir
et le lendemain, tout recommencer ?
0 notes
Infini
C'est la panique, un vrai cauchemar.
Choisis une couleur, un mot, un son, parmi tout ce qui s'offre à toi.
Tu peux tout faire, absolument tout.
Je démarre un dessin au feutre noir et cinq minutes plus tard, je sens déjà poindre le regret de n'avoir pas choisi de travailler au crayon à papier.
Une suite de notes sur un synthétiseur, allons-y gaiement, mais j'hésite entre une chanson mélancolique en français et un morceau enjoué en anglais, ou alors, pourquoi pas, des accords de guitare sèche ?
Si je choisis telle couleur, telle police d'écriture, dans un instant j'aurai envie d'autre chose.
Tu peux tout faire, absolument tout. C'est la panique.
1 note
·
View note
Terre-à-terre
“Tu sais, tant qu’on n’a pas vécu les choses en vrai, on n’en sait rien. Par exemple, moi, je suis persuadée que j’adorerais aller dans l’Oregon, parce que j’ai lu des livres, tout ça. Mais en fait si ça se trouve, ça ne me plairait pas du tout : il pleut tout le temps, et puis l’Amérique, ça a l’air drôlement bizarre comme endroit.
– Ouais, t’as peut-être raison. Mais bon quand même, quand j’y pense, avoir tout le temps et l’argent qu’on veut, j’arrive pas à croire que ça ne soit pas trop cool. T’as plus besoin de t’inquiéter de rien, tout ce que t’as pas envie de faire quelqu’un le fait à ta place... La belle vie, quoi.
– Bah j’en sais rien en fait. Tu finis par t’emmerder, non ? Peut-être qu’il faut juste que ça reste un rêve. C’est comme voyager dans l’espace. Dans ta tête c’est génial et tout, tu vois les planètes et les étoiles et c’est trop beau, mais en vrai, ton corps il est tout stressé, puis t’as tout le temps peur de mourir. Ben le fric, c’est pareil. OK, t’as tout ce que tu veux. Mais attends, tu restes un corps, t’es pas éternel, et en plus tu peux toujours tout perdre. Alors qu’au moins, quand t’as pas grand chose, ben t’as pas grand chose à perdre non plus.
– Allez c’est bon, j’ai compris. T’es vraiment rabat-joie.”
0 notes