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arcuda94 · 1 year
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Saint-Michel et la Goutte d’Or, même combat
                Des « quartiers d'habitats sociaux de fait ». C'est ainsi que que l'on a pu parfois qualifier Saint-Michel à Bordeaux ou la Goutte d'Or à Paris. « Sociaux » car accueillant des populations modestes voire précaires, souvent immigrées. « De fait », car il est initialement question de logements privés, anciens, insalubres, bien que progressivement rénovés ou remplacés par des logements sociaux conventionnés, « de droit ».
Ces quartiers singuliers se ressemblent, tout d'abord par leur situation géographique au sein de la ville. Relativement centraux, au contact du coeur touristique de leur métropole respective (Saint-Paul pour Bordeaux, Montmartre et le 10ème art pour Paris), bien que celui de la Goutte d'Or soit relativement excentré. Avec des prix de l’immobilier plus abordables que sur le reste du territoire, ils permettent depuis quelques décennies à des populations d'étudiants, de jeunes actifs primo-accédants et à une partie de la classe moyenne de se loger à quelques pas des zones les plus attractives. Un phénomène remarquable est alors la nette séparation avec le quartier voisin aisé, symbolisée par une importante voie de circulation : le Cour Victor Hugo à Bordeaux et le Boulevard Barbès à Paris. Sujets à la gentrification, ces quartiers sont souvent au coeur du débat public et politique sur la mixité sociale, des logements sociaux et la question de la requalification urbaine face à celle de la préservation d'un patrimoine urbain historique.
Des quartiers « bastions » : un rôle social et un symbole politique
Leur forte identité « populaire » et multi-ethnique en fait de plus des lieux de revendications incluant une idée de « défense », comme le prouve l'occupation de l'Eglise Saint-Bernard en 1994 ou les graffitis porteurs de messages forts contre la gentrification à Saint-Michel. Les marqueurs de contestation anti-gentrification sont ainsi visibles dans l'espace public mais aussi dans la presse et sur les réseaux sociaux, où s'expriment des personnes fustigeant les transformations brutales de ces lieux à l'image de la brasserie « Barbès », dont l'installation a été encouragée par la mairie. Depuis les années 1980, on compte de nombreuses manifestations des habitants, associations et habitués du quartier qui se sont mobilisés au moyen de pétitions, lors de concertations publiques ou dans la rue pour préserver au mieux le quartier face aux grands projets d'aménagement proposés. C'est notamment le cas pour le Lavoir Moderne Parisien, unique salle de théâtre de la Goutte d'Or qui a pu être conservée malgré l'intérêt menaçant et récurrent de promoteurs immobiliers, ou pour la deuxième grande opération de rénovation du quartier du côté de la rue Myrha à Château Rouge, où l'on note un effort de cohérence architecturale qui avait manqué à la première opération au sud du faubourg.
Des caractéristiques urbaines propres
Ils sont caractérisés par une morphologie urbaine de type faubourg, avec des rues étroites, des habitations relativement basses - entre deux et cinq étages pour la plupart des immeubles -, des petits appartements et une forte densité de population. Ils sont également voisins d'une grande gare (la Gare du Nord pour Paris, la Gare Saint-Jean pour Bordeaux), permettant à Paris et Bordeaux de faire voyager des millions de personnes chaque année, à l'intérieur et à l'extérieur de la région. C'est la raison historique au fait qu'ils soient avant tout des quartiers d'accueil de populations déracinées : arrivent d'abord des provinciaux au 19ème siècle, après les révolutions industrielles, puis une population espagnole et portugaise le siècle suivant, maghrébine à partir du milieu du 20ème, d'Afrique subsaharienne ou des Antilles françaises à partir des années 70 et plus récemment des populations d'Asie à la Goutte d'Or et d'Europe de l’Est et des Balkans aux Capucins.
Un tel pôle de mobilité implique une importante fréquentation et animation des environs, ainsi que la présence de nombreux commerces modestes. Le commerce ethnique, âme du quartier et frein à la gentrification L'offre commerciale singulière qui y est présente est marquée par les vagues migratoires successives qui ont bâti une part de l'identité et l'image de ces quartiers. Le marché africain de Château Rouge, un des plus importants existants d'Europe, se distingue notamment par la très riche variété de ses produits, constituant une offre unique en France. On retrouve à Bordeaux aux Capucins une proposition comparable, aux abords de la rue Élie Gintrac, petite centralité antillaise, tant pour les produits alimentaires que de cosmétique. En parallèle, le nord du quartier - autour de la Basilique Saint-Michel - est ce que le sud de Barbès représente dans le 18ème arrondissement : une centralité maghrébine.
Le phénomène de concentration de commerces dits « ethniques » est dans les deux cas synonyme de la présence de ceux qui « résident sans habiter » (Marie Chabrol) : des personnes qui habitent la métropole mais pas le quartier, qui en sont des usagers. Cela concerne les commerces mais aussi plus simplement l'espace public et l'atmosphère qui y règne, permettant à des primo-arrivants de trouver des contacts familiaux et professionnels notamment. Ces caractéristiques ont souvent été un premier frein à la gentrification, filtrant les nouveaux arrivants : restent ceux qui peuvent s'adapter à l'atmosphère du quartier, qui peut connaître, outre ses atouts des nuisances comme des problèmes de sécurité, la présence pérenne d'usagers de drogues dans les espaces publics et parties communes des immeubles ou plus simplement des nuisances sonores.
La présence pérenne d'usagers de drogue
Ceux-ci sont très présents depuis de nombreuses décennies sur les deux territoires. Le phénomène a parfois été décrié comme étant un véritable fléau, participant grandement à leur mauvaise réputation. Une particularité qui s'explique avec les points précédents : abritant des populations très précaires, Saint-Michel et la Goutte d'Or sont comme beaucoup de quartiers dits « populaires » concernés par la vente et la consommation de drogues dures et souvent peu chères : le crack, l'héroïne ou les médicaments de substitution aux opiacés comme le Subutex. La vente est particulièrement répandue dans ces lieux très vivants et fréquentés de nuit comme de jour, où se mêlent des activités commerciales diverses de rue, légales et illégales. La consommation elle, y était anciennement facilitée par la présence de nombreux squats, aujourd'hui largement réhabilités.
La cohabitation avec les toxicomanes et les sans-domiciles-fixes - bien que moins présents ces dernières années à Saint-Michel - constitue un enjeu important pour le quartier. Le fait qu'un lieu relativement central puisse abriter autant de personnes démunies, en plus de poches de pauvreté, a favorisé la construction d'une solidarité locale. On trouve en effet plusieurs associations d'information et d'accompagnement aux toxicomanes (CEID à Bordeaux, Aurore à Barbès notamment), d'activités et de soutien scolaire pour les jeunes (EGDO à la Goutte d'Or notamment), des cafés solidaires (Café social Dejean, Wanted Café Bordeaux), des distributions de produits de première nécessité, etc. Pour toutes ces raisons, ces quartiers présentent un caractère « populaire » et une identité attachante, que beaucoup tiennent à préserver face la pression immobilière et ce qui ronge depuis plusieurs décennies la plupart des centres-villes des métropoles européennes : la gentrification. Sujet de controverse, ce type d'évolution spatiale souvent décrié transforme les espaces, redore les façades et la réputation de ces lieux mais fait souvent perdre une partie de ce qui les rendait uniques.
On a souvent annoncé cette prophétie pour la Goutte d'Or et Saint-Michel, surtout à cause de leur proximité avec des zones aisées très, attractives et dynamiques. Toutefois, malgré de nombreuses politiques publiques mises en place localement depuis plus de quarante ans, les changements significatifs ont longtemps peiné à se faire remarquer.
La gentrification à la Goutte d'Or, une utopie médiatique plus qu'un phénomène avéré
Concernant la Goutte d'Or (on considérera comme limites du quartier le rectangle Ordener, voies de la Gare du Nord, Boulevard de la Chapelle et Barbès), il est bon de rappeler qu’il s’agissait d’un des quartiers les plus vétustes de France entre 1980 et 2000, comportant une très large proportion de logements insalubres, délabrés et des squats. Sa rénovation considérable a été accompagnée d’une politique de logements, de commerces d’aménagement de l’espace public parfois perçues comme encourageant le phénomène d’embourgeoisement déjà amorcé.
On peut alors citer la création de logements sociaux intermédiaires, parfois au sein d’immeubles avec PLUS/PLAI et l’implantation de commerces destinés à une clientèle plus aisée, qui cristallisent des débats houleux. Très récemment, des espaces publiques comme le passage Boris Vian ou la place Polonceau ont aussi été requalifiés aussi en ce sens. Bien qu’une partie du processus de gentrification soit clairement observable dans l'espace, il semble être voué à rester en l’état, pour plusieurs raisons. D'abord, la très forte proportion de logements sociaux – encore en légère augmentation car il reste des opérations immobilières programmées ainsi que des logements privés rachetés et conventionnés. On compte en effet près de 30% de logements PLAI/PLUS sur près de 11000 (source : documents APUR) résidences principales, qui ont elles augmenté avec la rénovation urbaine avec une certaine densification du nouveau bâti et la réhabilitation de parcelles d'immeubles alors détruites ou en ruine pendant de nombreuses années. De plus, on compte encore des logements sociaux « de fait », bien que récemment rénovés, car étant petits, sombres et proches de commerces ou rues générant beaucoup de nuisances, et quelques hôtels meublés restants. La situation d'évitement scolaire – radicale à partir du collège – et les appartements petits entraînent par ailleurs une importante mobilité résidentielle avec des « gentrifieurs » qui n'habitent la plupart du temps le quartier que quelques années avant que le ou les enfants n'atteignent un certain âge.
La gentrification partielle qui a déjà lieu à la Goutte d’Or entraîne, parmi ses effets pervers, une conséquence qui va paradoxalement à l’encontre du processus. Il s’agit du surpeuplement des populations précaires dans les logements sociaux de droit et de fait, du fait de la réduction de l’offre de logements dans la capitale qui leur était autrefois accessible. La très forte fréquentation du quartier par les « résidents sans habiter », due à l’extraordinaire offre de commerces constitue en outre une entrave importante à la gentrification, car les effets socio-économiques – en particulier le changement de population - de celle-ci en sont moins visibles dans l’espace public, et les nuisances associées ne cessent pas. Si l’on décompose les catégories de « gentrifieurs », on peut observer les « pionniers », attirés par l’atmosphère du quartier, et les autres, qui ont une sensibilité aux nuisances plus forte. Ainsi, ces derniers vont beaucoup plus difficilement s’installer durablement dans le quartier.
La présence de tels commerces lui assure donc une fonction « d’espace de déambulation populaire » (Dominique Chevalier, François Duchene et Thomas Zanetti, « Palimpsestes mémoriels, gentrification inachevée et voisinages migratoires : l’exemple de commerces de La Guillotière à Lyon ») et le « marché informel et les ventes illicites » associés gênent sa transformation. Le quartier reste donc un haut lieu d’accueil pour les populations primo-arrivantes et défavorisées, avec une très grande offre de logements sociaux, comparable aux plus grands ensembles d’île-de- France comme la cité des 3000 à Aulnay-sous-bois. A titre comparatif, la plus grande de Paris à Curial-Cambrai compte quant à elle 1800 logements sociaux sur un périmètre bien plus vaste. On note par ailleurs la présence notable de foyers de jeunes travailleurs ou des logements pour personnes en réinsertion avec un centre pour toxicomanes, et plus généralement une offre en habitat PLAI pour les plus précaires. Cette forte proportion maintenant en place la plupart des fonctions de la Goutte d’Or est le fruit de combats et de contestation solidaires de la part des habitants au fil des décennies, contre les décisions et expulsions hâtives de la mairie. D’après les documents de l’APUR, si le niveau de vie général a augmenté, les inégalités se sont creusées et les indicateurs numériques de précarité sont aujourd’hui encore très élevés dans ce quartier densément peuplé (d’environ 23500 habitants en 2014 sur le périmètre Ordener, APUR, recensement INSEE) qui a toujours accueilli des populations aux revenus significativement différents. Plus homogène dans les années 80, il accueillait tout de même une importante population d’ouvriers qualifiés, de commerçants et de professions intermédiaires constituant une classe moyenne. C’est celle-ci qui semblerait le plus avoir été renouvelée aujourd’hui, tandis ce que les populations précaires se sont pérennisées dans les nombreux logements qui leur sont demeurés accessibles après la principale phase de la rénovation dans les années 1990-2000.
D’après de nombreux anciens, une des choses les plus regrettables à toutes ces évolutions est la perte d’homogénéité et de cohésion entre les différentes populations qui « se côtoient sans se connaître ». La création de lieux culturels comme le FGO Barbara ou le 360 Paris Music Factory permet certes à toute une population d’avoir un accès aux loisirs et à la culture de proximité mais ne suffit pas à significativement augmenter la fréquentation du quartier par sa classe moyenne supérieure ou les habitants extérieurs. Une partie mène sa vie sociale à l’extérieur, l’autre y reste enclavée. On peut citer de nombreux points communs avec le développement du processus de gentrification à Saint-Michel, ainsi que sa manière de lutter contre. Toutefois, la politique de logements sociaux confiée au bailleur InCité semble être moins large qu’à la Goutte d’Or, à noter qu’elle est particulièrement respectueuse du patrimoine architectural, privilégiant le plus souvent la réhabilitation à la démolition. Il s’agit pourtant du meilleur moyen de lutter contre une arrivée trop soudaine de ses effets et de conserver ses fonctions de quartier populaire et cosmopolite central. Cela laisse supposer que ce territoire en sera plus touché, bien que son avenir soit très dépendant du projet Euratlantique, dont la fin est estimée à l’horizon 2027.
Les bastions populaires centraux européens, héritage des villes anciennes
Parmi les bastions populaires centraux des grandes métropoles européennes, certains montrent de nombreuses similitudes avec Saint-Michel et la Goutte d’Or. On peut noter le quartier de Ballaro à Palerme : la partie sud-ouest du centre historique. Proche de la gare Palermo Centrale, ce quartier très ancien et dégradé voit son quotidien rythmé par son marché abritant du commerce de rue. Il est fréquenté et peuplé par de nombreux immigrés d'Afrique de l'Ouest depuis quelques années. San Berillo à Catane, El Raval à Barcelone, La Guillotière à Lyon, Saint-Jacques à Perpignan, Il Prè à Gènes. Beaucoup de villes semblent disposer d'un quartier proposant de nombreuses fonctions communes et disposant de caractéristiques similaires. On peut également parler de Wazemmes à Lille, des Quartiers espagnols de Naples, ou de Noailles à Marseille. Tous ou presque sont des quartiers historiquement « populaires », qui ont souvent connu une ère de déclin au XXème siècle. Ils sont devenus au fil des décennies multi-ethniques et particulièrement disposés à loger les classes ouvrières. Leur densité, leur position centrale et leur accessibilité au sein de la ville en ont aussi fait des lieux de commerces où se concentrent divers artisans et vendeurs. Celle-ci est également responsable du phénomène de gentrification qui s'y généralise depuis quelques années – initié ou accompagné par des politiques de revalorisation des centres anciens - la frontière avec le quartier aisé voisin devenant de plus en plus floue. Bien que le nombre de villes et la zone géographique étudiées ici sont limitées, il semble que ces villes dites « romaines », ou « européennes » présente le plus souvent un bastion populaire central. Celles-ci peuvent être rassemblées comme étant des villes européennes anciennes, très denses, comprenant souvent un cours d'eau ou la mer et une concentration du patrimoine culturel historique en leur centre. Pour terminer, ces points communs peuvent s'expliquer par la structure des villes, étant construites autour de leur coeur historique qui concentre la plupart des aménités et surtout par leur âge. Leur ancienneté permet de mettre en évidence différente étapes de développement de leur morphologie urbaine. En premier lieu, la ville se résumait à son centre, et ces quartiers n'en étaient que la périphérie, permettant de loger les classes populaires. Vient souvent ensuite une périurbanisation, avec d'un côté les acquéreurs de maisons individuelles et de l'autre le développement des grands ensembles. Enfin, un phénomène de métropolisation et de retour au centre par sa revalorisation. Ainsi, chacun d'entre eux a plus ou moins été atteint par la gentrification, selon l'ampleur de ces facteurs et de celle du phénomène au sein de la ville, avec parfois en réponse des politiques de préservation comme celles de logements sociaux. A noter que tout cela n'est pas un constat homogène, et qu'il s'applique différemment selon chaque territoire : ainsi, l'hyper-centre de Palerme est très longtemps resté et est encore aujourd'hui très populaire, avec une partie importante des classes moyennes en périphérie. Il reste donc à observer les différentes trajectoires de ces bastions, amenés à subir ou résister à la pression immobilière due à l'attractivité des métropoles européennes. L'identité de ceux-ci semble souvent être en mesure de les préserver d'une gentrification totale, que peut connaître le reste du centre historique. Mais si les dynamiques de peuplement de ces villes venaient à se modifier, à l'image des conséquences de la pandémie de la COVID-19 sur les territoires urbains et ruraux, ces lieux centraux pourraient alors être amenés à se paupériser à nouveau.
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