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idls-world · 7 years
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“Made in China ” ou les nouveaux avatars de Joe Camel
Analyse de quatre tableaux de Zhou Tiehai, des Joe Camel : A General in black dress (2002), Madalena (2002), Madonna (2003) et Richard Prince IV (2006)
Zhou Tiehai est un artiste chinois né à Shanghai en 1966 ou il vit et travaille. Sa vocation se révèle de manière précoce, puisque dès 10 ans il publie un premier cahier d’écriture et dessins. Il poursuit des études aux Beaux-Arts de Shanghai, alors que l’art contemporain occidental devenu accessible aux étudiants chinois et par la même occasion un modèle. A cette époque, de nombreux étudiants se sont engouffrés dans une production porteuse d’éléments exotiques et de clichés politiques répondant aux attentes des collectionneurs occidentaux. De son côté Zhou milite, écrit, peint, manifeste. Il cofonde un groupe actionniste provocateur « le groupe M » très éloigné des portraits de Mao et des bouteilles de Coca-cola customisées. Il attend naïvement une reconnaissance qui ne vient pas: sa production est trop subversive et trop couleur locale. Alors il interrompt son activité artistique pour travailler dans la publicité. Durant cinq années, il observe le milieu de l’art contemporain et analyse les relations entre ses acteurs.
Ce qui déclenchera son come-back et toute sa stratégie future est la phrase « Vous n’êtes pas sur ma liste (d’artiste) » que lui lance une photographe de Newsweek, lors d’un vernissage. Elle lui confirme ce qu’il a pu observer des relations entre les protagonistes du monde de l’art :« La réputation d’un artiste n’a rien à voir avec son activité artistique… … Ce qui compte c’est d’obtenir de l’attention » synthétise-t-il. Et puisque l’on est jamais si bien servi que par soi-même, Zhou réalise alors une série de fausses couvertures de magazines comme Newsweek, Flahshart, Art in America, Artnews, aux titres décalés et ironiques, le présentant comme la nouvelle star montante du monde de l’art, ou comme une action de la bourse en plein essor grâce aux acheteurs étrangers. Le succès est immédiat.
En 1997, il fait partie du projet itinérant Cities on the move de Harald Szeeman et Hou Hanru à Vienne au Musée de la Sécession, puis entame une succession d’expositions européennes qui le hissent au rang d’artiste international. En 1998, il est le premier lauréat du Prix de l’Art Chinois Contemporain (CCAA) fondé par Uli Sigg, ancien ambassadeur suisse en Chine et grand collectionneur d’art chinois contemporain. Ses travaux sont désormais présents dans les manifestions artistiques majeures : Biennale de Venise (1999), Biennale de Gwangju (Corée du Sud) en 2002 et Biennale de Shanghai en 2005 et autres lieux prestigieux : Withney Museum à New York, centre Georges Pompidou à Paris, la Hamburger Bahnhof de Berlin ou encore Miro Art Center de Tokyo.
« Ce qui compte, c’est le concept derrière le travail » postule Zhou, s’inscrivant sans hésitation dans le sillage du ready-made et de l’art conceptuel. C’est en toute logique qu’il décide alors d’arrêter de peindre lui-même et fait réaliser ses oeuvres par son équipe ce qui lui permet de déclarer « Maintenant je passe tout mon temps à résoudre la question du sens de ce qu’est être un artiste aujourd’hui et travaille à faire croire aux gens que j’en suis un. Je veux voir comment les personnes régissent à cela ». Pour Uli Sigg, cette attitude critique à l’égard du système a mené Zhou tout droit au succès. Zhou Tiehai a battu le marché de l’art à son propre jeu en exploitant à fond son mercantilisme.
Les quatres œuvres analysées sont des Joe Camel affiliées à la série des Placebo qui débute en 2000. Cette série constitue un aspect majeur et très significatif de la production de Zhou. Joe Camel est un personnage riche d’histoires et de significations multiples. Ce chameau mâle, dessiné dans un style cartoon a été créé dans les années 70 par un illustrateur anglais, Billy Coulton pour la campagne publicitaire des cigarettes Camel en Europe. Les affiches de l’époque le montrent dans toute sortes de contextes : sportif, mondain… lunettes noires et décontraction assurée. Après une carrière européenne, Joe poursuit son ascension aux USA. Quand l’American Medical Association réussit en 1997 à prouver que Joe Camel est plus populaire chez les enfants que Mickey Mouse, Bugs Bunny, ou Barbie, le personnage est interdit de publicité. Avant que Zhou ne lui fasse faire son grand come-back, en costumes d’époque, décors chics ou décadents, le personnage à tête de chameau et lunette noires a déjà été une star.
Le chameau est en Chine l’archétype du « grand nez », appellation dont sont affublés les occidentaux. Enfin, « Joe » se prononce un peu comme « Zhou » en chinois. Pour toutes ces raisons, il est compréhensible que Zhou Tiehai, fin publiciste de surcroit ait choisi ce personnage comme alter ego. L’artiste a produit de nombreux autoportraits, la tête de Zhou/Joe Camel remplaçant celles des personnages de Léonard de Vinci, David, Ingres … Il emprunte aussi à ses contemporains, comme Jeff Koons ou Richard Prince, testant et prouvant l’inusabilité du recyclage en matière artistique. Les tableaux, sont décomposés et recomposés sur Photoshop et peints à l’aérographe par ses assistants, une technique délibérément à l’opposé du « coup de pinceau » des maîtres.
Rittratto di Maddalena Doni
Madalena
Madonna
Madonna
Madalena est une copie du Portrait de Maddalena Doni (1503) épouse de Agnolo Strozzi, riche marchand et mécène du peintre Raphael au début de sa période florentine, la copie de Zhou ayant escamoté un arbre du décor. Le General in black dress est réalisé d’après le tableau Louis-Philippe 1er, Roi des français (1844) de Gustave-Adolphe Chassevent actuellement au Louvre. Ce tableau est lui-même une copie de celui de Franz-Xavier Winterhalter réalisé en 1839. Dans cette nouvelle version, la main de Joe Camel repose bien sur la Charte de 1830, mais le sceptre, symbole de royauté a été supprimé. . La Madonna est un avatar de la Madonna à l’enfant de Dominico Veneziano dont on retrouve la robe, la tenture du fond et la position si particulière de la main droite, l’artiste ayant néanmoins, comme le titre l’indique fait disparaître l’enfant Jésus. Enfin, Richard Prince IV peut être à la fois un hommage et un pied de nez à l’artiste Richard Prince. Celui-ci est connu pour avoir utilisé les innombrables images de cowboys des campagnes de publicité de Malboro dans son travail, le cowboy incarnant la quintessence de l’âme américaine. Zhou introduira ensuite d’autres motifs dans les « placebo » : des reprises à l’aérographe le plus souvent en noir et blanc, imitant les estampes de motifs classiques ou académiques chinois : paysages embrumés, fleur, bambous, poissons, hérons… Les Joe Camel qui restent les plus emblématiques et les plus connus de cette série.
©ildiko Dao
Quelques références : – « Que signifie cette peinture ? L’art et ce qui en tient lieu » propos de l’artiste recueilli par Fréderic Le Gourierec.
– Lecture donnée par l’artiste au Hara Museum, en 2000, lors de son exposition Placebo-Swiss. « Chinese Artist Zhou Tiehai Proves the Emperor Is Naked « David Barboza, New York Times May 1, 2006. http://www.nytimes.com/2006/05/01/arts/design/01zhou.html?pagewanted=all&_r=0
– « Hara celebrates new facelift with show of Zhou Teihai » Monty Dipietro , The Japan Times, 18. Nov. 2000.
http://www.japantimes.co.jp/culture/2000/11/18/arts/hara-celebrates-new-facelift-with-show-of-zhou-teihai/#.UkA6kuDTYu0
Made in China "Made in China " ou les nouveaux avatars de Joe Camel Analyse de quatre tableaux de Zhou Tiehai, des Joe Camel : A General in black dress (2002), Madalena (2002), Madonna (2003) et Richard Prince IV (2006)
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idls-world · 7 years
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idls-world · 7 years
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Radio Vinci Park
Matador version Moto. Radio Vinci Park est le nom choisi par le premier exploitant de parkings européen pour sa station de radio. Une station qui doit diffuser une musique raffinée, et rassurante, à un niveau sonore tel qu'il ne puisse couvrir les bruits de pas. Vouloir rassurer sans que la vigilance puisse être trompée, déjà flippant. Alors, Théo Mercier a conçu le titre Radio Vinci Park, parce que la pièce est née dans un ancien parking, la Ménagerie de Verre, sur commande de Marie-Thèrèse Allier sa directrice et qu'elle est pensée pour être jouée dans les parkings . Cela commence par un préambule musical, un concerto de notes hystériques dans une salle d'attente. Il s'agit moins des partitions que du timbre l'instrument. Question de goût, pour moi le clavecin est hystérique de nature. Mozart, Vivaldi, le son titille et agaçe les nerfs, s'accordant d'ailleurs parfaitement avec la pianiste aux cheveux vénitiens moulée dans le cuir noir. L'ambiance est posée, un petit côté caricatural, boite à musique et frénésie de pantin, un soupçon de Casanova fellinien. Des chaussures à talon et un bouquet de rose rouge trainent en évidence dans le bureau adjacente, derrière les baies vitrées. Une porte ouverte donnant sur l'obscurité happe le public, attire irrésistiblement hors de cette antichambre. Le public se déplace vers cette béance sombre qui suinte l'essence et le mystère. On se croirait dans un conte de fée, ceux- ci ayant toujours leur part de monstruosité quand le personnage se dirige, consentant vers sa part sombre, à la rencontre du loup et de son fantasme. Derrière la porte il y a l'arène, les barrières, un motard ganté et casqué et l'odeur de l'essence qui envahit les narines. Le public se presse contre les barrières de métal, les mêmes que celles anti manif ou lorsque les taureaux sont lâchés dans les rues. En noir, l'homme et la moto, aussi impassible l'un que l'autre, le plus saisissant étant peut-être ces mains nonchalammant posées à l'avant, dans une décontraction effrayante. Objet de désir, de fascination et de mort. Quand François Chaignaud arrive, drag queen aussi sublime que grotesque on est d'abord pris d'un fou rire devant cette confrontation énorme, sans complexe qui annonce d'emblée le sort du personnage. Mais celui qui va se livrer à une parade amoureuse digne des oiseaux les plus fous, une performance aussi lyrique que physique, un entêtement admirable, farouche et désespéré emporte vite nos a priori. Chaignaud est grandiose, alors du cirque peut-être, comme au temps des romains et nous, public sommes bien renvoyés à notre rôle de bête qui a besoin d'être repue de jeux et de sang.
IDL, Genève article publié sur Inferno.com,  septembre 2016
Credit photo ©pascal Greco
Mercier et Chaignaud “Radio Vinci Park”
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idls-world · 7 years
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Nicht Schlafen
NIcht schlafen, Ne pas dormir...Un titre qui ressemble à une mise en garde... Et contre quoi ?
Alain Platel et Steven Prengels ont largement évoqué les ouvrages de l'historien Philipp Blom, tout particulièrement "Der taumelnde Kontinent. Europa 1900-1914" qui décrit les années précédant la Première Guerre Mondiale, une période d'incertitudes et tensions sociales, contemporaine de Gustav Malher. De cette lecture Alain Platel dit " Tout ce que je lis ces derniers jours à propos de Donald Trump ou d’Erdogan, de la terreur de Daesh, du Brexit et du nationalisme partout en Europe, présente de nombreuses parallèles inquiétantes avec l’époque à laquelle vivait Mahler". Voilà pour l'avertissement.
 Prengels qui signe la composition et direction musicale compare Malher à un sismographe enregistrant les tensions souterraines de son époque, les traduisant par une composition d'un romantisme tardif, tout en contrastes et ruptures, mélange d'inspiration folklorique, militaire et funèbre. Platel affirme  avoir trouvé dans Malher  "La nervosité et l'agressivité, la passion et le désir d'une harmonie perdue" qu'il cherche à exprimer dans cette pièces en résonnance avec le contexte politique et social de l'époque. Il trouve de même une similitude entre le sampling musical du compositeur et son propre processus de création. Cela donne notamment lieu à une interprétation de la symphonie N°6 dite "Tragique" sous formes de sonnailles, ou encore des échos entre musique classique et chants pygmés interprétés par les chanteurs congolais Boule Mpanya et Russell Tshiebua, également présents comme danseurs. Une pincée de Bach avec “Den Tod niemand zwingen kunnt” (personne ne peut forcer la mort) quand même, "parce qu'il se glisse dans mes pièces comme Hitchcock dans ses films" explique-t-il. Enfin, une dernière source sonore, surprenante comme il est coutumier, un mélange de ruminations, borborygmes et souffles, un enregistrement de vaches endormies. Voilà pour la musique.
Sur la scène, des hommes, une femme, neufs personnes. Des noirs, des jaunes, des blancs, des petits et des grands, des maigres et des costauds. Un condensé d'humanité. Des couleurs de peaux qui ressemblent à des couleurs de terre, qui ressemblent à cette toile de jute immense, comme une falaise trouée, un refuge troglodyte, un mur auquel l'éclairage donne parfois une beauté de paravent de bronze et d'ombres. Cette toile fait partie de la scénographie de Berlinde de Bruyckere, compatriote de Platel. L'artiste flamande dont les thèmes sont inlassablement la condition humaine, la mort et la transformation cite Ovide, Cranach l'ancien, Bosch ou Pasolini comme référence. Le corps humain et le cheval sont les deux figures, ou plutôt les deux matériaux récurrents de son travail.
Pour les humains, rarement la chair fut plus omniprésente que dans ses oeuvres: blême et cireuse comme le sont les chairs mortes, avec cette translucidité qui fait deviner le muscle, les tendons à vif, la graisse, et quelques trainées rosâtres, vestige d'une vie sous la peau. Parfois traitée en pièces de boucherie, amoureusement disposées: sur plateau, accrochées ou pendues, des natures mortes dans tout les sens du terme. Parfois traitée en reliques : dans un laboratoire d'anthropologie ou un cabinet de monstruosité. Ces chairs exsangues inspirent une fascination mélancolique, mélange d'empathie et de répulsion. Alors, dira-t-on :"Quel rapport avec Alain Platel dont les pièces sont au contraire pleine de vie?" La chair avant tout, la violence et la vulnérabilité de la vie et des hommes. Une philanthropie aussi, expansive chez Platel, anatomique et conservatrice chez de Bruckeyre, compassionnelle chez les deux.
Pour les chevaux, Berlinde de Bruckeyre a commencé à les employer comme matériau en 1999 lorsqu'un musée flamand lui commande une représentation de la guerre. Ses recherches sur la première guerre mondiale lui font découvrir des photos saisissantes de chevaux surpris par la mort, dans des crispations inattendues. Plus violents, plus absurdes que les cadavres humains, ces corps deviennent la métaphore de la mort, puis plus largement de la condition humaine. Dans Nicht Schlafen, cette condition s'incarne dans le corps de 3 chevaux jetés sur un plateau, les jambes tendues comme dans un ultime soubresaut, la tête défaite, qu'un humain charitable viendra couvrir d'un bandeau. Une masse à la peau luxuriante sur laquelle lequel les humains grimpent, un abri vers lequel ils se pelotonnent, un exutoire sensuel ou sexuel, qui appelle la caresse. A la fin du spectacle, Boule Mpanya et Russell Tshiebua ont raconté leur travail avec les chevaux. Afin que les danseurs puissent apprivoiser cet élément de la pièce, Alain Platel les a fait côtoyer des animaux vivants, passer des journées à chevaucher, afin de sentir physiquement la nature du cheval. Ils ont également été conviés dans l'atelier de Berlinde de Bruckeye à voir la manière dont elle reproduit à l'aide de moulage et polyester la charpente des bêtes, ne conservant que la peau et les crinières d'origine animale. La familiarité des chevaux a influencé leur manière de danser, de se concevoir et déplacer en groupe sur scène.
Nicht Schlafen est une pièce à l'esthétique picturale et religieuse. On songe particulièrement au Radeau de la Méduse dans l'abandon des corps, leurs enchevêtrements, et ces couleurs sourdes, lambeaux d'étoffes et de chair, ou encore à la passion et à la descente de croix du Christ...Des mouvements chorégraphiques qui ressemblent à des tableaux allégoriques. Des improvisations aussi, comme à l'accoutumée, ici particulièrement longues. Celle du combat du début visant au dépouillement des frusques de chacun. Des personnages qui se cherchent et s'agressent sans raison, comme une illustration de l'absurdité de la guerre. Enfin la longue improvisation finale où les danseurs ayant poursuivi chacun leur chemin et construit leur langage personnel se retrouvent pour prendre la pause. Il vaut la peine de rechercher les extraits choisis par Platel et Prengels, pour comprendre à quel point Nicht schlafen se déroule de manière narrative et symbolique. De "Cesse de trembler", à la Symphonie n°2 dite " Résurrection", en passant par "Ô Homme", "la Mort", le Chant de nuit, "Plein de quiétude"... Platel colle à la musique.
Alors l'histoire ? Nicht schlafen est une histoire de tribu, un conte. Il pourrait commencer comme ceci :" Il était une fois les hommes ...". Et il est tentant de considérer que "Hör zu beben, Bereite dich zu leben ..." du poème de Malher ,"Cesse de trembler, Prépares toi à vivre... " en est le message subliminal.
Ildiko Dao, à Genève
Article paru dans Inferno.magazine en septembre 2016
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idls-world · 7 years
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L’amour, la mort et les robots
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crédit photographique ©Gabriel Wong
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crédit photographique ©Gabriel Wong
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idls-world · 7 years
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L'AMOUR, LA MORT ET LES ROBOTS
IDL : « Robot, l’amour éternel » est une nouvelle création sur laquelle tu as travaillé en résidence Flux Laboratory (Carouge, Genève). Peut-on évoquer ce projet ?
Kaori Ito: Cela part d’une constatation et d’un questionnement. Au Japon, les robots travaillent plus en plus dans les maisons de retraite, aux réceptions des hôtels ou pour des personnes qui manquent d’affection et d’amour, certaines personnes vont jusqu'à choisir d’habiter avec des robots comme « lovers ». A travers ce projet, je m’interroge sur la façon d’interpréter un robot en tant qu’être humain et plus particulièrement en tant que danseuse. Comment interpréter un être dénué d'émotions qui copie les émotions?. Il s'agit clairement de l’ordre de la représentation. Comment transmettre l'émotion dans un objet ? Dans le bûto le corps doit être vide et disponible, et pourtant il est très émotionnel. C'est très paradoxal et très juste. De même qu’un psychologue doit se mettre dans un état neutre, pour recevoir les émotions qui lui sont transmises, je pense que l’interprète doit être une coquille vide d’émotions afin d’absorber au plus juste celles-ci, sans les contaminer par ses propres affects. Yoshi Oida, un acteur très japonais (il m'a appris la danse traditionnelle japonaise) et très vieux qui a beaucoup travaillé avec Peter Brook, m’a raconté une anecdote. Il était très Impressionné par un acteur de théâtre traditionnel japonais et il lui a demandé comment il se sentait de l’intérieur quand il jouait. Alors, l’acteur lui a alors répondu qu’il était très difficile de marcher d’abord 7 cm puis 2 cm … Cela signifie que l’acteur ne ressentait ou ne pensait pas du tout en terme émotionnel mais en terme technique et pourtant le résultat était tout à fait impressionnant.
IDL: Ce questionnement vient-il d'un sentiment contradictoire face aux émotions ressenties par le spectateur et l'idée presque choquante qu'elles puissent être suscitées par quelque chose dénuée elle d’émotion?
Kaori Ito: Oui, car cela me fait penser à tout ce que l’on fait dans l’art. Les artistes font rêver les gens, mais en ce qui nous concerne il ne s’agit pas de rêver. Il y a quelque chose de très réaliste dans mon métier. Créer des rêves ce n’est pas rêver, et il y a quelque chose de cet ordre dans mon questionnement. C’est paradoxal, et c’est ce paradoxe qui m’intéresse, la charnière entre ce qui est humain (donc émotionnel) et inhumain. Ce qui paraît très humain peut être paradoxalement très inhumain, et au contraire des choses qui apparaissent inhumaines sont en revanche parfois très humaines. Par exemple, au début du projet j’ai commencé à visionner des documents sur les robots. Je suis tombé sur ces robots considérés comme des ratés parce qu’ils font des erreurs, ils sont maladroits et échouent dans pas leurs tâches… En réalité c’est très humain de faire des erreurs, et pourtant ils sont bons pour le rebut.
IDL: Les paradoxes sont à plus d’un égard : le robot parfait s'inspire de la perfection humaine, or à travers cette humanisation on aboutit forcément à quelque chose d'inhumain...?
Kaori Ito: Ce paradoxe m’intéresse énormément. Cette réflexion poursuit le travail que j’ai fait avec Aurélien Bory pour Plexus. Nous nous sommes inspirés de la notion de marionnette et du texte de Kleist « sur le théâtre de marionnette ». Dans ce texte, un danseur décrit sa fascination pour un spectacle de marionnettes. Il explique notamment que la virtuosité des mouvements des marionnettes et les émotions qu’elles provoquent ainsi pourraient être atteintes uniquement grâce à une mécanique subtile et nullement grâce aux émotions de celui qui les manipule. Alors, je me suis demandée à quoi correspondrait une danse non émotionnelle, et cela m'a conduit au robot. Mais au lieu de danser avec un robot, ce qui est déjà largement fait et en général pas très réussi je veux prendre la place du robot. Au cours de mon dernier voyage j’ai beaucoup eu l’occasion de discuter de la manière d’évoquer l’émotion sur scène. La posture du corps est essentielle pour évoquer les émotions. Quand je pleure je sais quel organe est actif et comment activer techniquement telle ou telle partie du corps. Typiquement, cela n’est pas vraiment humain comme démarche, mais c’est important pour nous danseurs de savoir quelle partie du corps doit être activée pour exprimer telle ou telle émotion. En général je pense que les bons interprètes partent de l’intérieur du corps et que l’émotion ne s’évoque pas avec la tête mais avec le corps. Elles sont dans le corps, elles sont physiques, et je pense beaucoup à cela quand je danse. Avant je mettais beaucoup d’émotions dans ma manière de danser; enfin je pensais qu'il s'agissait d'émotions mais j’ai réalisé que l’on confond souvent émotion et énergie (rires).... Mais ce n'est pas la même chose. Aujourd’hui j’ai atteint un stade où j’arrive à mettre les choses à distance. J’ai donc commencé à me demander ce qui était inhumain chez moi, dans ma vie, et j’ai découvert que c’était mon planning. Je ne reste pas plus qu’une semaine dans une ville, je multiplie les projets, je voyage tout le temps …
IDL: Veux-tu dire que tu ressens ton mode de vie comme « inhumain » sur le plan émotionnel ?
Kaori Ito: Oui, tu dois laisser ce que tu as fait, toujours avancer, ne pas revenir en arrière sinon tu deviens sentimental, mélancolique. Alors ce planning m’est apparu comme matière à réflexion. Cette manière de fonctionner est ce qui me rapproche de la machine. J’ai fait la liste des pays que j’ai traversé en six mois et entamé un journal de bord en zoomant à l’intérieur du planning : une semaine, une journée, une jour, une heure… Analyser ce planning a permis de mettre les choses à distance, à plat. On voit alors des choses auxquelles on ne pense pas, des routines qui sont ma banalité à moi comme les questions que je dois poser systématiquement aux hôtels:" à quelle heure finit le petit déjeuner, quel est le code wifi etc…" je me rends compte que mon agenda est rempli de choses très factuelles : aller d’un rendez-vous à l’autre, prendre un train, un tram, un avion… Et puis, entre deux événements, finalement je découvre de la place, une zone intime. Comme tout est très intense je note tout et je vois que j’ai le temps de penser, et je pense beaucoup à la mort… C’est automatique. Je dis au revoir et je pense à la mort. Pendant ma résidence à Flux j’ai fait un livre avec des photos, et tout ce que j’ai écrit pour l’instant dans mon journal, rendez-vous, notes, textes, réflexions philosophiques puis je l'ai fait lire par l’application SIRI. Et alors, ce qui devrait être une interprétation neutre devient alors étrange et très émotionnel (émouvant ?). De plus, SIRI prononce de manière particulière certains mots, un peu comme la voix de la SNCF, ou elle fait des fautes de prononciation. J'ai introduit ces fautes dans mon livre et les fait relire par SIRI, et cela crée comme une boucle entre l’inhumain et l’humain. Il y a des phrases comme "j'ai peur de mourir", qui dite par un robot crée une sensation étrange. Sur le plan chorégraphique, et comme danseuse, je travaille avec les os, les articulations. Chez moi, le moteur du mouvement vient de l'intérieur. Certains danseurs travaillent avec leur peau ou leurs muscles et cela se voit, moi je travaille avec mes os. J’aime que l’origine du mouvement reste cachée, invisible, que quelque chose d'invisible fasse bouger mon corps, je vais à la recherche de cette qualité-là. J’ai parlé avec un mathématicien qui travaille avec des numéros, moi je travaille avec mes os parce que c’est à la fois abstrait et concret. Ils composent l’architecture du corps et j'essaie de suivre le conseil de mon père de travailler à maitriser l’espace et non le subir, être soumis à celui-ci. Pour cette pièce, entre la voix de SIRI très présente, lisant sur scène mes textes de manière décalée et mes mouvements relevant de l'automate je cherche à exprimer la charnière entre humanité et inhumanité.
IDL: Tu sembles aimer te situer entre deux mondes, le réel et le virtuel dont tu dissous les frontières en passant de l’un et l’autre. Ce projet est-il une interrogation sur la place de l’humain à l'époque contemporaine ?
Kaori Ito: Sans doute, d'une certaine façon. Pour "Robot..." J’ai également enregistré plein de gens à qui je demandais ce qu’ils voudraient faire au moment précis où je les interrogeais; et ils me répondaient tous des choses comme : courir dans la nature, faire l’amour sur la terrasse, manger, plonger dans le fleuve, dormir… J’ai trouvé cela surprenant et amusant. Dormir, manger, faire l'amour... c’est cela la nature humaine. Où que j’aille, Brésil, France, Japon, la culture est différente, les manières sont différentes mais au fond nos besoins sont pareils, il reste toujours la même chose. Par exemple la notion de solitude est un sentiment très partagé, ce qui est paradoxal pour la solitude, tous chez gens qui peuvent être ensemble et se sentent seuls. Et bien, entre deux rendez-vous, je pense très souvent à ce sentiment, la solitude, la mort… Je travaille sur ces notions.
IDL: L’année prochaine (2017) est une année chargée pour toi et ton père, car vous avez une longue tournée avec « Je danse parce que je me méfie des mots ». Comment vivez-vous la répétition de cette pièce qui plus que la retrouvaille, évoque la rencontre d'une fille et de son père ?
Kaori Ito : A chaque fois, on se dit au revoir. C’est comme un long au revoir qui prend du temps et nous fait du bien car nous il permet de régler les comptes. Grâce à cette longue tournée, nous passons du temps ensemble. Les rôles sont inversés, il est employé par sa fille et il est moins autonome, ce n'est pas facile. Il est courageux car il affronte mes questions intimes, il danse (77 ans). C’est une expérience forte. Grâce à la scène nous pouvons aller plus loin dans notre intimité ce qui ne serait pas possible dans la vie normale.
IDL: Peux-tu évoquer d'autres projets ?
Kaori Ito : J'ai obtenu une résidence de presque deux mois à l’institut français au Japon pour un projet de film pour parler de ce retour. Il s'agira d'un film avec un réalisateur franco-sénégalais, Alan Gomis. Alan est à moitié africain et il y a au Sénégal cette notion de fantôme ou double de soi très présente. Quand on est expatrié, au bout d'un certain nombre d’année on peut faire un bilan des différents lieux où l'on a vécu. On sait où on en est : ce que l’on peut accepter ou non. Au début on essaie de s’adapter, on est très pris par l'extérieur mais après on sait ce qui nous convient ou pas et on peut faire la part des choses, des choix. On apprend à faire dialoguer l’intérieur et l’extérieur, c’est une manière de se découvrir. J'ai quitté le Japon il y a 14 ans pour New York puis Paris, maintenant je me sens prête à me confronter au Japon. Comme expatriée on retrouve nos peurs, on est confronté à soi-même, ce double qui est resté, ce que l’on a changé et ce que l’on a pas changé. On est forcément confronté à cette sensation-là, il y a quelque chose de familier et de différent. On va essayer de filmer tout ce qui est invisible dans ce parcours. Pour le moment ce film s’appelle « Nawagi » ce qui veut dire le souffle en sénégalais. Ensuite, j'ai  un projet qui parle d’amour ... de toutes les histoires d'amour que j'ai pu avoir et qui me laissent beaucoup de lettres: d'amour et de ruptures ... L’idée de parler d’un couple me paraissait à priori terriblement ennuyeux et j’ai toujours eu beaucoup des réticences à parler de cela. De manière générale, la scène me permet de voir comment l’intime ou des choses personnelles sortent et refroidissent (une fois sortie, l’émotion refroidit). Je peux alors m'en distancer, la travailler, et l’humour peut intervenir. J’ai décidé de m’y attaquer sur le mode de la performance, qui me permet d'aller au-delà des blocages et de mettre cela en scène dans un musée. Il y a beaucoup d’étapes dans l’amour, du premier regard à la rupture et des tas de choses qui paraissent stupides. Pour moi l'amour éternel n'existe pas, c'est quelque chose d'inhumain, finalement cela rejoint « Robot, l'amour éternel ».
Propos recueillis par Ildiko Dao, à Genève, juin 2016
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idls-world · 8 years
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idls-world · 9 years
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NACERA BELAZA, "LE TRAIT", "LE TEMPS SCELLE", ADC GENEVE
NACERA BELAZA, “LE TRAIT”, “LE TEMPS SCELLE”, ADC GENEVE
NACERA BELAZA, “LE TRAIT”, “LE TEMPS SCELLE”, ADC GENEVE.
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idls-world · 9 years
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ION, CINDY VAN ACKER, THEÂTRE VIDY LAUSANNE
ION, CINDY VAN ACKER, THEÂTRE VIDY LAUSANNE
ION, CINDY VAN ACKER, THEÂTRE VIDY LAUSANNE.
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MAPPING FESTIVAL GENEVE, 11e EDITION
MAPPING FESTIVAL GENEVE, 11e EDITION
MAPPING FESTIVAL GENEVE, 11e EDITION.
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idls-world · 9 years
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Deux résidences au Musée d'art contemporain du Val de Marne
Deux résidences au Musée d’art contemporain du Val de Marne
Actuellement 2 artistes vietnamiens sont en résidence au MAC/VAL  : Nguyen Manh Hung et Jun Nguyen Hatsushiba (cliquer sur leur noms pour le lien) Nguyen Manh Hung, Huile sur toile ready-made, 109 x 178 cm. Courtesy Galerie Quynh, Ho Chi Minh Ville. Jun Nguyen-Hatsushiba, Don’t we all want to be in tune ?, 2014
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idls-world · 9 years
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LIU BOLIN, RECENT WORKS, GALERIE PARIS-BEIJING
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raimund hoghe
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idls-world · 9 years
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« Je suis Charlie ». Que peut bien vouloir dire une phrase pareille, même si elle est en apparence d'une parfaite simplicité (...)
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