Tumgik
lasourisbleue-blog · 7 years
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Danser
Seule dans l'immensité de la scène, j'ai l'air toute petite. Les cascades de lumière blanche et crue qui semblent tomber du ciel m'inondent et m'aveuglent, m'empêchant de voir les Juges, pourtant confortablement assis juste en face de moi. Au-delà d'un mètre, je ne vois que des ténèbres menaçantes. Une petite part de moi a envie de fuir vers celles, plus accueillantes et compréhensives, des coulisses ; mais je ne peux pas fuir. Pas maintenant. Pas alors que c'est ma première danse. Le début de la musique est si doux que les premières modulations de violon font sursauter les suivants, mes amis et mes adversaires, qui m'observent depuis les coulisses, et qui sont pourtant aussi tendus que moi. N'ayant pas esquissé le moindre geste, je ferme les yeux. Je perçois la chaleur vibrante qui monte du sol, le poids de tous les regards sur mon visage et de la lumière des projecteurs sur mes épaules, la texture de l'air poussiéreux qui m'enveloppe et que je caresse avec mes doigts. Les pieds bien enracinés dans le sol, les muscles lâches, je laisse la musique m'imprégner, pénétrer chaque pore de ma peau, jusqu'à ne former avec elle qu'un seul être. Une fois le rythme acquis, j'ouvre les yeux et je commence à me balancer, doucement, paisiblement, basculant mon poids d'une jambe à l'autre avec fluidité. Mes bras vont et viennent à leur guise, avec lourdeur et souplesse. Jamais je n'ai eu l'air plus calme et paisible, et pourtant je suis tendue comme un arc, les muscles bandés et les genoux légèrement fléchis pour abaisser mon centre de gravité et m'offrir un meilleur équilibre. Pour ceux qui savent regarder, je suis un prédateur prêt à bondir. … cinq, six, sept, huit… Calquant mes mouvements sur la mélodie du violon, j'évolue sur la scène comme un fantôme, l'air distante et mystérieuse, plus grande que quand j'étais immobile, plus belle, aussi. Mes bras ondulent, lascivement et avec tendresse, comme des ailes d'oiseau, comme un linge en train de sécher que le vent essaye d'emporter, comme la surface d'un lac où l'on vient de faire un ricochet. Mes pieds et mes jambes se mouvent plus rapidement, démontrant leur savoir-faire. Pointé, posé, piqué, détourné, tendu, repoussé, pas de bourré, enveloppé, relevé cinquième, posé, arabesque, en dedans, en dehors, plongée. Mes doigts effleurent le sol, et catapultant tout mon poids sur mes mains, je soulève mes jambes de terre,  tendu pointé, piqué genou, atterrissage en souplesse. Profond grand plié en seconde, avec une torsion de profil. Un bras plié suffit à me ramener en première. Laissant faire le déséquilibre, créé par un profond déhanchement, je suis entraînée sur le côté et mes pas dessinent un cercle sur le sol, mes mains plaquées sur un mur invisible. Préparation. Appréhension, dissipée par la perfection de mon tour.  Je sens pourtant que le petit public qui me juge n'est pas impressionné par cette chorégraphie désincarnée. Pour eux, je ne suis sans doute qu'une autre de ces fluettes gamines qui ne savent qu'enchaîner des pas et des figures sans essayer d'y distiller un brin d'âme, pensant qu'elles sont des danseuses. Qu'à cela ne tienne. Je vais leur montrer ma vision des choses. Et soudain je m'arrête, suspendue, en déséquilibre, sur la pointe des pieds, tournée toute entière vers le ciel, comme si j'allais prendre mon envol... Mais lentement je me courbe, me recroqueville, me replie sur moi-même telle une fleur fânée, entourant mon corps de mes bras comme une orpheline apeurée cherchant le réconfort, enfonçant mes doigts dans mes omoplates. Le violon se meurt, et avec lui ma vitalité s'évapore. Mais lui succède un nouveau rythme, plus frénétique, qui me ranime. Alors que s'y calquent les battements de mon coeur, je me redresse, les yeux brillants, animée d'une énergie nouvelle, plus intense, au parfum plus musqué. Plus grande, plus puissante. Prête à en découdre. Je bondis, je me jette au sol, je vole, tourne, cours, saute, rampe, griffe, mord. Tout autour de moi est flou. Futile. Le temps disparaît, plus rien n'existe, que le rythme de ces basses. Hargneuses. Violentes. Qui me frappent comme des coups de poings, m'envoyant voltiger dans les airs, ramper dans la poussière. Mais je repousse le sol, suspendue comme par un fil, et je me déchaîne, je rends coup pour coup, mes bras voltigent, fouettent, éraflent, alors que mes jambes dansent sur un rythme connu d'elles seules. Entraînée par le poids de ma tête et de mes bras, je me jette à corps perdu dans la bataille, toute raide et contorsionnée, malmenant mon dos qui ondule et se cambre violemment comme un serpent électrocuté. Mes cheveux, collés à mon visage par la sueur, me brouillent la vue, m'empêchent de respirer, n'accentuant que ma rage et ma frénésie. Mon sang bouillonne dans mes veines, je vois presque de la vapeur s'échapper des pores de ma peau et monter, monter vers les projecteurs, tout là-haut où les ombres des danseurs sont par magie la silhouette que voit le public. Je vibre, à une telle fréquence que je suis presque invisible. Peut-être que mon coeur va exploser, mais je n'imagine pas plus belle façon de mourir. La mélodie atteint son apothéose, et je danse tellement que ça me donne envie de rendre. Je suis immense, géante, bien plus grande que ceux-là qui se permettent de me regarder, de me juger, et que je peux écraser d'un simple coup de talon. Je me sens si formidable, comme si d'un revers de main, d'une pichenette, j'étais capable d'arracher le plafond de ses gonds, pour d'un grand bond m'envoler, être happée par les nuages et quitter l'atmosphère, pour ne plus jamais redescendre sur Terre. Mais la musique se calme, et toute cette puissance en moi se résorbe comme un ballon crevé. Une profonde mélancolie réaliste s'empare de mon être. Une danseuse n'a pas le droit de partir. La terre et l'air sont ses éléments, dans lesquels elle évolue et construit son art. Même quand elle bondit, le sol refuse de la laisser s'en aller, il l'agrippe avec ses invisibles doigts crochus, l'attire comme un aimant, et inlassablement elle finit toujours par retomber. Ma vision se brouille, et je glisse lentement. Le tapis de danse est brûlant et collant sur ma peau, j'ai peur de ne plus pouvoir m'en détacher et d'y rester accrochée pour toujours, mais je m'allonge. Ici, tout contre le sol, l'air est plus chaud qu'en haut, et de nombreuses goutelettes cristallines perlent mon front. Je me roule en boule, en profitant pour dégager de mon champ de vision quelques mèches de cheveux d'un revers d'épaule, laissant sur mon bras une traînée de fond de teint. En deux temps, je m'assieds, en position dite ''de la sirène'', les jambes repliées, le dos droit et la tête haute. Ravalant mon émotion et ma détresse, je continue de danser, virevoltant au plus près du sol sans prêter la moindre attention à mes gestes. Il y a des moments, comme ça, où la chorégraphie est assez simple pour permettre à notre esprit de vagabonder un peu. Dans ces moments-là, pleins de choses me traversent l'esprit d'habitude, pendant les répétitions. Mais cette fois là, c'est différent. Je ne pense à rien. Je scrute les ténèbres en face de moi, m'efforçant de discerner des formes, des silhouettes, des visages. Pendant une fraction de seconde, j'ai cru perçevoir un mouvement, mais ça n'était peut-être que mon imagination. C'est étrange, comme un spectateur voit tout de vous, de la clarté du moindre de vos mouvements à la plus petite imperfection de votre corps, alors que vous ne pouvez même pas discerner la tête qu'il a. C'est presque malsain, quand on y songe, de se donner en spectacle de la sorte, songé-je tout en effectuant une assez belle roulade arrière qui m'a donné bien du fil à retordre pendant les répétitions. Faudrait-il être mentalement dérangé pour être danseur ? C'est une idée qui me plaît bien. Je réalise soudain que je suis debout, plantée toute seule au milieu de mon rêve, et je mets mes élucubrations de côté pour le moment. J'aurais tout le temps d'y repenser dans les loges, après m'être passé un bon coup d'eau sur le visage. Je marche, décrivant de longues boucles sur la scène, accélérant et déccélérant sur le rythme de la mélodie douce qui retentit, les bras battant l'air derrière moi comme une cape. Ça paraît si simple, et c'est pourtant si difficile de bien marcher, d'avoir l'air naturel alors qu'on se tient droite comme un I, le regard à une année-lumière de là, le ventre rentré à s'en couper la respiration, le cou étiré au maximum et les épaules rejetées en arrière de la manière la plus contre-nature qui soit. Je me demande si les Juges voient la sueur sur mon front qui dégouline sur mes joues et dans mon cou, traçant des sillons pâles dans le sobre fond de teint que j'ai mis un temps fou à appliquer. C'est immonde, mais c'est aussi ça, de danser de toute ses forces sous des projecteurs dans une salle non-climatisée. C'est ce qui fait de la danse l'art le plus exigeant, unique et contrasté qui soit, répugnant et beau tout à la fois. C'est ce qui fait que je l'aime de tout mon coeur et toute mon âme. Petit à petit la musique s'envole, et, rejetant la tête en arrière, je m'immobilise, droite et raide comme une obélisque. Battant du pied la mesure qui s'affole, je ferme les yeux. … cinq… …  six…   … sept…
… huit…   Et tout recommence. Bondir, se jeter au sol, voler, tourner, courir, sauter, ramper, mordre, griffer, voltiger, frapper, repousser, se suspendre, se déchaîner, fouetter, érafler, se cambrer, respirer, bouillonner, vibrer, danser. Je n'ai jamais autant vécu qu'en ce moment même, dansant sur cette scène qui sent la laque et la sueur, en sachant que la musique va bientôt s'achever, que je vais alors devoir cesser de danser et redevenir une insignifiante petite chose fragile, et qu'ensuite les lumières vont s'éteindre, laissant les ténèbres me dévorer toute crue pendant que les juges décideront de mon sort. C'est l'énergie du désespoir qui anime ma carcasse, me faisant m'étirer les bras à m'en auto-démembrer, déchirant l'air de mes doigts comme pour retenir l'instant présent, l'empêcher de disparaître. Je ne veux pas que la musique s'achève, je veux rester ici et danser, danser, danser jusqu'à en mourir d'épuisement. Mais il y en a d'autres qui sont dans les coulisses, et attendent leur tour après moi. Ce n'est qu'à ce moment-là que je réalise que je suis en train de passer une audition, et que la moindre erreur que j'ai pu commettre pendant ma danse me condamne. L'inquiétude me prend la gorge, mêlée à une sorte d'excitation.  Je ne sais pas ce que j'éprouve, mais ça ressemble vaguement à de la peur. Je suis essoufflée, mes muscles me font mal, je perd les comptes et j'oublie les mouvements. Je ne me souviens que d'un seul, et je m'élance à corps perdu dans un dernier grand jeté. L'atterrissage est bruyant et douloureux, et je roule sur la scène comme une poupée désarticulée, contenant ma douleur et mes larmes. En moins d'une seconde, alors que j'étais si près du but, j'ai tout fichu en l'air. La musique m'abandonne lâchement à ma honte et à mon désarroi. J'attends le silence comme un meurtrier attend sa condamnation. Mais il ne vient pas. À la place retentissent les applaudissements.
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