Tumgik
cquadavre-debil · 4 years
Text
ANNEXE
CHAPITRE III
I (a)
Le mardi de Pâques, les souvenirs de la veille remontèrent à la surface en même temps qu’un violent mal de tête. Ulcéré d’avoir serré la main de celui que je détestais depuis le premier chapitre de ce récit, humilié que la Némésis ne pût le poursuivre que dans la fiction et possédé par un intense besoin de détruire, je me rabattis sur un autre bouc émissaire à écraser de tout le poids de ma haine : Michael Petrovitch. N’ayant point réussi à l’insulter comme je le souhaitais la première fois que je l’avais aperçu ailleurs que sur ses affiches électorales, je pris la décision de le provoquer sur son propre terrain. Les jours qui suivirent furent donc remplis par l’obsession de ne pas lui serrer la main[1].
Puisque, selon toute vraisemblance, il était déjà allé au CLSC[2] avant sa visite à la brûlerie quelques jours auparavant, où pourrais-je le trouver ? Dans les foyers de personnes âgées ? Je n’allais quand même pas m’abaisser à suivre un racoleur libéral dans sa tournée des CHSLD[3] en quête d’électeurs séniles à recruter… Mercredi, je flânai dans les environs de son bureau de campagne en en guettant l’entrée dans l’espoir de l’offenser par le refus d’une courtoisie à laquelle il devait s’être habitué. Quand la porte s’ouvrit enfin, depuis l’autre côté de la rue, je marchai d’un pas rapide en prenant de l’avance sur lui, puis, traversant, je m’arrêtai devant une boutique près de laquelle il passerait bientôt.
Cette fois encore, il m’ignora, l’air sérieux, occupé de choses graves. Me renfrognant, j’allais rentrer chez moi quand, décrochant son téléphone portable, il eut une conversation dont j’interceptai la bribe suivante :
« Oui, au B-12, demain, à six heures. »
Grâce à cette précieuse information, le jeudi soir, quinze minutes avant lui, j’étais dans la salle de bingo où devait avoir lieu son activité de promotion pour m’y mettre en travers de sa route. J’y fus accueilli par le spectacle d’une foule de grands-mères et d’arrière-grands-mères où un bellâtre septuagénaire, ami de ces dames, prenait ses aises en coq ou en renard de la basse-cour. Il eut de la compétition lorsque le candidat libéral à la crinière argentée fit son apparition à ce qui me semblait une réunion informelle de la FADOQ[4]. Plusieurs affichèrent leur sympathie pour les ambitions fédérales de l’échevin, l’assurant de leur soutien dans son ascension politique. Me tenant à l’écart en espérant ne pas trop détonner, j’attendis qu’il en eût terminé avec les têtes blanches en pâmoison pour me poster dehors, devant la porte qu’il devrait inévitablement franchir pour s’en retourner à sa voiture. Afin de ne pas trop éveiller sa suspicion, j’allumai une cigarette que j’avais achetée pour l’occasion en essayant d’avoir l’air naturel malgré mon inexpérience en matière de tabagisme.
Cette fois, il n’eut pas le choix de me voir : je lui bloquais presque la voie. Cependant, loin d’essayer d’obtenir mon vote, il fronça les sourcils et me frôla de manière à me faire sentir qu’il était prêt à me foncer dedans d’un bon coup d’épaule si je ne m’écartais pas de son chemin.
La semaine s’achevait sans que ma vindicte ne fût assouvie. Je me consolais en me disant que le jour du BS[5] arrivait plus tôt que d’habitude, puisque le premier du mois qui s’en venait tombait un dimanche, ce qui rendit mon chèque disponible dès le vendredi. Assis sur une chaise de la salle d’attente du centre local d’emploi, j’observais l’écran où le numéro du coupon que j’avais tiré s’afficherait d’une minute à l’autre, entouré de pauvres gens dont le niveau de dignité variait de la monoparentale poquée, mais responsable, au magané sans avenir ne supportant le fardeau de vivre que par l’espoir d’un peu de rêve artificiel. Une dizaine d’usagers plus tard, je me présentai au guichet. Enfin muni du bout de papier que j’échangerais contre le salaire de mon inaction – au prix du côtoiement d’une file de prestataires de l’aide sociale et de la Régie des rentes à la banque où j'encaisserais mon argent –, je franchissais la sortie quand je tombai nez à nez avec le politicien libéral qui, s’étant déplacé en territoire hostile, armé de sa paume ouverte pour empoigner celle d’électeurs potentiels, me prit par surprise. Je sentis la moquerie dans son regard qui me reconnaissait. Je rougis de ma vulnérabilité. Si seulement j’avais pu m’enfuir dans un escalier dérobé vers un tunnel qui m’eut fait aboutir loin du cercle vicieux où je tournais en rond… Michael Petrovitch me tendit la main en se payant ma tête avec un large sourire auquel je ne sus répondre que par un embarras coupable. J’aurais voulu m’enterrer au fond d’un trou d’araignée domestique.
« Non merci », bredouillai-je en déguerpissant.
Ce soir-là, j’écrivis avec rage.[6]
_________________________________________
[1] Si j’avais pu savoir que, durant les élections fédérales de 2015, s’apprêtant à échouer de nouveau dans sa tentative de devenir député canadien, il connaîtrait le déshonneur d’avoir été pris en flagrant délit d’uriner en plein air entre deux poignées de main, sans doute eussé-je été plus calme. Il se vaut depuis de ma part les quolibets d’« homme à la poigne d’or » et de « Midas urinaire ». Mais nous étions en 2011 et j’éprouvais l’urgence des représailles.
[2] Centre local de services communautaires, une ressource de première ligne en santé publique. Note de ST.
[3] Centres d’hébergement et de soins de longue durée, des hospices pour vieillards. Idem.
[4] Fédération de l’Âge d’Or du Québec. Idem.
[5] Voir note à la page 6. Idem.
[6] Cet épisode est évidemment un clin d’œil à l’anecdote de l’officier dans les Notes d’un souterrain de Dostoïevski. Idem.
2 notes · View notes
cquadavre-debil · 4 years
Text
Tumblr media
1 note · View note
cquadavre-debil · 5 years
Text
ÉPILOGUE
            Je suis un écrivain raté. Même mon suicide, je l’ai raté. La rivière où je me suis jeté n’a pas voulu de moi : la glace qui la recouvrait empêcha ma noyade ; quelqu’un surprit ma chute ; les secours me repêchèrent ; je fus sauvé. À mon réveil du coma dans lequel je demeurai plongé plusieurs semaines, craignant de me démoraliser alors que j’étais fragile et devais me consacrer à ma guérison, on évita de me montrer les lettres de refus que j’avais reçues en réponse au manuscrit posté aux éditeurs la veille de ma sinistre tentative. Les médecins qui me rescapèrent me convainquirent de la chance que j’avais de n’être point resté légume en dépit de la gravité des fractures que je m’étais infligées, m’inspirant le courage d’endurer les supplices de ma rémission. Après avoir obtenu mon congé de l’hôpital, je fis de longues promenades, quelques excursions dans la forêt boréale, profitai du peu d’azur qui brille en Sagamie, relus À la recherche du temps perdu et, constatant le retour de mes forces, j’entrepris de réécrire le livre pour lequel j’allais désormais vivre.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre VII
           Je suis un charognard, un vautour, un chacal. Après la mort de Natacha, une part de moi s’est réjouie d’y puiser l’inspiration. Reculant comme s’il me fallait achever un être cher, je sais que ce problème est d’une infinie légèreté dans l’échelle de la douleur universelle ; je me suis attaché à des êtres de papier que je dois renvoyer au néant ; comme eux, je suis voué à la déchirure et au recyclage. Plus d’excuses : approchant de mon crâne le calice, je savoure en grimaçant le goût ferrugineux d’une gorgée d’hémoglobine et vous la recrache au visage.
*
           Je suis épuisé. Chaque geste m’est pénible. Chaque phrase me coûte un effort. J’espère arriver au but sans que la fatigue n’affecte la qualité de mon écriture. À l’approche du dénouement de cette histoire, je connais les mêmes incertitudes qu’au départ – où je devrai revenir afin d’en rectifier les errances. Je connais à nouveau l’angoisse de la page sale, où « toute littérature est de la cochonnerie », des brouillons pour la corbeille… Tout en dehors du silence n’est qu’une tache de trop sur la surface immaculée de la perfection. La spirale se concentre. Le cercle vicieux, jamais brisé, se resserre. Bientôt, je me suiciderai.
*
           Près du cinéma de Place du Royaume, j’ai mangé une poutine au Super Frite en observant les clients de l’aire de restauration sur lesquels je me suis livré aux réflexions les plus atrabilaires – obèses morbides en quadriporteur, diabétiques amputés se gavant de fast-food, vieillards seuls, regards creux, figures cernées –, les trouvant pour la plupart laids et l’air stupide, dénué de cette divine étincelle que l’on qualifie d’âme ou d’esprit. Un monsieur tout maigre, tremblant et les bras couverts d’ecchymoses, un diachylon sur la main, s’est assis à ma table pour y dévorer un cheeseburger. Cet inconnu souffrant, par sa présence, m’a ému. J’ai repensé à cet extrait des Frères Karamazov : « Plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus. » Et je me suis dit l’inverse : plus je déteste l’humanité en général, plus j’aime les gens en particulier. Les hymnes de Noël encensant le petit Jésus dans les haut-parleurs de l’allée remplie d’échos et de sapins artificiels enguirlandés d’ampoules clignotantes me firent paraître tous ces pseudo-Américains qui traînaient dans les boutiques encore plus absurdes. Les « Ho ! Ho ! Ho ! » d’un Santa Claus de pacotille, entouré de sa cour de lutins, sonnaient aussi faux que les générosités de circonstance.
          Je sortis du Walmart, lugubre, avec mon IDÉE comme on pose une bombe. Anticipant l’attentat, je traversai le centre commercial avec mes cartouches d’encre, mes enveloppes et mes feuilles. Mon plan : imprimer ce qui me coûterait cher de timbres.
*
           J’en ai assez. L’existence me lasse. Le non-être m’hypnotise. À quoi bon poursuivre cette comédie qui n’a rien de drôle ? Même la lecture ne m’intéresse plus. Mes bibliothèques sont des meubles poussiéreux, aussi dénués de sens que les trillions de téraoctets d’Internet. La rédemption m’est interdite et la faute n’en incombe à personne. Je sais que cette impasse n’est peut-être qu’un moment difficile à surmonter. Mais allez dire cela au vide qui me tenaille la poitrine et me gruge tel un cancer dont les sarcomes envahissent tout l’espace de ma future absence ! Il n’y a pas d’issue. L’échec de ma vie se traîne vers une mort réussie dont ce roman sera le témoin. J’aurai le dernier mot.
*
           Je suis en deçà de ma condition mentale habituelle. L’imperceptible limite qui sépare la maladie de la santé semble insurmontable une fois qu’on l’a franchie, qu’il est trop tard et que l’on se débat de l’autre côté. J’observe la vie qui m’échappe depuis le fond d’une tranchée, comme si j’étais descendu d’un cran par rapport à un niveau dont je ne me souciais guère lorsque j’allais bien. À partir du moment où j’ai pris conscience d’être en dessous, je ne suis jamais remonté à la surface. En me hissant sur la pointe des pieds, je peux voir le paysage dont je suis exclu. Je glisse en m’agrippant au rebord du fossé quand j’essaie d’en sortir. La joie des Saturnales, au loin, se poursuit. J’y renonce. Étranger à tout, nostalgique de rien, je suis prisonnier du tombeau que je creuse. Un igloo sera mon sarcophage. Le blizzard au-dessus de moi souffle.
*
           La nuit du solstice d’hiver, anesthésié par la vodka, je me jetterai en bas du vieux pont vert dont j’ignorerai les cadenas d’amour imitant celui des Arts. En m’y rendant, on m’éclaboussera de gadoue et je perdrai pied sur le verglas, offrant le spectacle de ma chute aux klaxons du ridicule… Les pierres dont je remplirai mes poches me retiendront au fond des eaux où je me noierai bien avant que l’hypothermie n’ait le temps de m’endormir. Sur une table du bar où je dépenserai les derniers kopecks de mon allocation mensuelle, devant les images télévisées d’Idle No More à Ottawa, dans le déprimant décor où erre le fantôme de Natacha, je laisserai un peu du mien :
Chicoutimi, le 21 décembre 2012
À quiconque trouvera ces mots,
Je vous suis inconnu et, si j’échoue, le resterai. À peine m’aurez-vous remarqué, ce funeste soir où je décidai que la résurrection du soleil aurait lieu sans moi. Bien que je signasse du nom de l’un de ses Démons-Possédés pour qui le suicide était une façon de prouver que Dieu n’existe pas, Dostoïevski m’aurait désapprouvé ; par là même, j’admets ma faillite et sa supériorité ; en voulant devenir lui, je ne suis parvenu qu’à être un succédané de ses personnages.
Tant pis.
Au déplaisir,
Kirilov
*
           Je suis le pion arrivé au bout de l’échiquier. Mon éclipse ne constituera pas la fin de ce récit : viendront d’autres horribles patriotes. Répéteront-ils contre eux-mêmes l’acte que je m’apprête à commettre et par lequel j’entends m’élever au rang de symbole du Québec en voie de disparition ? Ou, saisissant l’urgence de cette apocalypse, voueront-ils leur vie à la décolonisation de l’Eldorado bleu ?
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre VI
VII
           Début septembre, au café où je revis Tremblay une dernière fois avant son départ de la région pour l’UQÀM, déplorant notre médiocrité provinciale, je répétais ce refrain du terroir :
           « Au pays de Québec, rien ne doit mourir et rien ne doit changer. »
           Il me trouva pâle.
           « As-tu profité du beau temps cet été ?
           – Non.
           – Tu aurais dû ! Un peu d’air et de lumière te feraient du bien… Tu peux encore admirer l’orange des érables, le jaune des mélèzes… »
           Simon avait des becs de rouge à lèvres dans le cou jusqu’aux oreilles. Une amie l’avait invité au camping d’une plage du lac Saint-Jean où ses parents avaient une roulotte. Il lui en était resté d’agréables souvenirs.
           « Tu as eu du fun hier soir…
           – Je l’assume jovialement.
           – Tu pognes, mon gigolo !
           – Finis ton roman, tu auras des admiratrices.
           – Pour ça, il faudrait que je sois publié… »
           Il regarda l’écran tactile de son téléphone.
           « C’est l’heure, je dois me rendre au terminus…
           – Bonne route ! Amuse-toi bien à Montréal.
           – Merci ! Essaye de pas trop t’ennuyer, là. On se rejase dans pas long.
          – Salut !
          – Bye. »
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre VI
VI
           Le 8 mai 1984, un terroriste en uniforme de combat, le caporal Lortie, armé d’une mitraillette, s’assit sur le trône du Parlement de Québec en regrettant d’être arrivé au Salon bleu trop tôt pour massacrer le gouvernement de René Lévesque. Trois décennies plus tard, le soir de la rentrée 2012 où le PQ sabrait le champagne de sa « victoire » (avec un tiers des voix), un partisan de John James « Jean » Charest radicalisé par The Gazette et le National Post entra au Métropolis de Montréal avec son fusil pour tuer des séparatistes. « Les Anglais se réveillent ! » dit à RDI le fanatique en peignoir bleu que La Presse qualifia d’« amoureux du Canada à l’âme troublée ». Si son arme ne se fût enrayée, Pauline Marois, dont le discours se termina dans l’évacuation générale (« un petit incident malheureux »), serait-elle devenue une martyre de l’indépendance avec un carré rouge et une casserole du Printemps érable, au lieu de ne rester dans nos mémoires qu’une riche bourgeoise à la toilette extravagante et au château de millionnaire ?
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre VI
V
          Ce fut un orageux après-midi de canicule qu’on célébra les obsèques de la belle aux yeux d’onyx. Sa mère, tenant par la main l’orphelin dont sa fille venait de récupérer la garde, supporta dignement le rituel des condoléances. Une vingtaine de proches et d’amis bravèrent l’averse pour se recueillir dans la fraîcheur de la salle du mausolée-columbarium aux murs en marbre d’Italie percés d’alcôves où reposaient quelques momies et beaucoup d’urnes. Une crypte accueillit l’amphore de celle dont l’un des ancêtres était enterré dans le même cimetière, dans la fosse commune de la « Pointe des Indiens ».
           La pluie hachurait la baie vitrée qu’aveuglait sporadiquement un éclair. Sur le gazon du rond-point d’en face, de grands cèdres dodelinaient tristement de la tête au gré d’une bise amère, sous le regard imperturbable des peupliers qui surveillaient le chemin le long duquel étaient stationnées les voitures de ceux qui étaient venus rendre un ultime hommage à la défunte. En bordure, plus loin, silencieux gardiens du parc où gisent les secrets, des ormes séculaires marquaient la limite entre le royaume des morts et celui des vivants. Le double tronc de l’un d’entre eux, parcheminé d’une rude et tortueuse écorce grise, formait un V préfigurant le vol des bernaches dont les célestes voiliers nous quittent chaque automne en s’égosillant pour laisser, depuis la haute altitude où elles crient, dans leur sillage un vibrant au revoir.
           Elle eut pour corbillard le Hummer noir de celui qui fut à la fois son beau-père, son employeur et son amant.
           Mortifié d’avoir été tenu à l’écart des préparatifs du départ de sa bien-mal-aimée, grelottant de froid dans l’air conditionné du sanctuaire où il s’était rendu à pied depuis le crématorium situé à un kilomètre de là, le neveu éprouvait chaque détail où s’affirmait l’indésirable présence de son oncle comme un clou de plus dans le cercueil de sa raison. Pierre était privé de l’autocollant sur lequel était inscrit le mot « Famille », accroché à la boutonnière de Madame Simard, de son petit-fils et de l’homme qu’il détestait le plus. Dissimulant son chagrin derrière d’énormes lunettes fumées, n’ayant pu lire le poème où il comparait Natacha au phénix, il contint sa hargne autant qu’il put… jusqu’à ce qu’une grotesque sonnerie de téléphone rompît le silence qu’illuminait la foudre. Eugène s’excusa, éteignit son appareil. Dehors retentit l’écho de la brisure électrostatique. Pierre éclata :
           « Elle aurait voulu qu’on jette ses cendres dans la forêt, loin de toi, pédophile ! »
           Voyant qu’il voulait se battre avec celui qu’il accusait de la pire infamie, deux types s’emparèrent de Bouchard tandis qu’un troisième composait le 911.
           « PÉDOPHILE ! PÉDOPHILE ! » hurla le forcené en pointant du doigt son oncle et se débattant contre ceux qui l’avaient saisi par dessous les bras pour le traîner dehors.
           Quelques minutes plus tard, la lueur rouge et bleue des gyrophares l’emportait vers l’urgence. Les convives s’éloignèrent en déplorant cette scène. Comme eux, je m’apprêtais à retourner chez moi lorsque j’aperçus, roulant dans l’allée au bout de laquelle on venait de prier pour l’âme de la disparue, la fourgonnette rouillée du « Chinois » dont elle avait, un an plus tôt, saccagé le bouquet ; il était aussi Extrême-Oriental que celle devant l’épitaphe de laquelle il déposa une couronne funéraire dont le ruban portait ces mots :
          À MA FILLE
           Ces fleurs-là, elle ne pourrait les refuser.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre VI
IV
            Au crépuscule du Jour de la Confédération, Natacha allait traverser la rivière Chicoutimi par l’ancien pont ferroviaire – aujourd’hui piste cyclable – pour voir les feux d’artifice du 1er juillet quand son agresseur d’une décennie plus tôt surgit de nulle part, l’entraîna dans les bois, la poignarda de quatre-vingt-dix-neuf coups de couteau et la laissa gésir inerte à l’endroit même où s’était déchaînée sa haine. Le cadavre fut trouvé par le chien d’une randonneuse, le lendemain. On réemprisonna le coupable, qui tel plaida, mais n’exprima aucun remord.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre VI
III
           En allant au bout de son masochisme, Natacha s’en était libéré. Avec Pierre, elle avait repoussé ses limites, sondé ses abysses, touché le fond. Il était le premier homme à qui elle arrivait à dire : « Je t’aime. » Le Franco-Marocain fut le second. Pour cet étranger qui lui permettait de vivre une relation vierge de traumatismes, la gratifier de mielleux compliments qui répondaient à son besoin d’être valorisée était d’autant plus facile que l’idéalisation de l’autre était proportionnelle à son absence. Ne pouvant se contenter de mots et d’images, elle lui avait donné rendez-vous dans un hôtel à Paris. À la fin du voyage, le correspondant d’outre-Atlantique pleura. Elle reprit l’avion, but la vinasse d’Air Canada, regarda un film, réussit à faire une sieste, débarqua à l’aéroport de Québec, prit un taxi, attendit le bus à la Gare du Palais, traversa la réserve faunique des Laurentides et revint chez sa mère.
          Au-delà des épreuves, elle entrevoyait la découverte d’un continent de douceur.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
CHAPITRE VI
II
           Ce printemps-là, Eugène Girard, pressé de voir s’activer la pelle mécanique dans l’auberge qu’il n’avait achetée que pour le terrain, avait engagé des hommes afin qu’ils arrachassent les portes des locataires qui refusaient de payer leurs trois derniers mois de loyer – gratuits selon la Régie. L’immeuble se transformait en squat à mesure qu’il se vidait de ses occupants. Malgré de fréquentes coupures d’eau et d’électricité, la fermeture de la chaudière à eau chaude et les murs abattus à coups de masse dès le lever du jour, une poignée de résistants s’accrochaient au bâtiment d’où l’on essayait de les déloger. Le Doc et Nicolas avaient alerté Le Quotidien et Radio-Canada. Ils nous souhaitèrent la bienvenue dans ce qui ne serait bientôt plus qu’une ruine en nous montrant cet article :
 DES CHAMBREURS GAGNE [sic]
LEUR GUERRE
Publié le 31 mars 2012
Douze locataires d’une maison de chambres du centre-ville de Chicoutimi ont réussi à s’entendre avec leur propriétaire pour retarder leur expulsion, qui devait avoir lieu mardi matin.
Les 12 locataires de la maison de chambres de la rue Jacques-Cartier, du centre-ville de Chicoutimi, à Saguenay, qui tentaient d’empêcher leur expulsion mardi matin se sont entendus verbalement lundi après-midi avec leur propriétaire.
Ils ont maintenant jusqu’au 17 avril pour quitter leur chambre. Dès le lendemain, le propriétaire a l’intention de faire dynamiter l’édifice.
Le groupe communautaire Logem’entraide a soutenu les chambreurs tout au long de leur démarche pour éviter l’expulsion. L’aide juridique avait entre autres été mise à contribution pour obtenir une injonction.
Les locataires voulaient d’abord demeurer sur place jusqu’au 30 avril, puisque le premier avis qu’on leur avait envoyé indiquait cette date. Une deuxième lettre leur avait ensuite annoncé qu’ils devaient quitter les lieux le 1er avril.
Le propriétaire a déjà démoli la maison Lévesque, une résidence historique érigée au début des années 1920 sur la rue Racine, qui était située à côté de la maison de chambres que l’on veut maintenant démolir. Il prévoit construire à la place un complexe d’habitation de 20 millions de dollars. L’édifice de 21 étages devrait abriter 300 logements luxueux destinés à des personnes retraitées autonomes.
             Les couteaux rougissaient sur le poêle de la cuisine où discutaient le moustachu à coupe Longueuil et le rappeur à casquette des Expos.
           « Le criss de rapace ! Il nous traite comme des rats !
           – J’ai signé un bail, mais mon appart est réservé pour le 1er mai… Où est-ce que je vais dormir, en attendant ? Je vais quand même pas aller au 21… C’est une piquerie ! La police est toujours rendue là-bas… Il y a une fille qui se prostitue avec sa mère… Il y a déjà eu un meurtre… Ça a brûlé trois fois…
           – Même le feu en veut pas ! ajouta le cyclope.
           – Il reste la Maison d’accueil des sans-abri… »
           Pierre apparut en pantoufles de laine et pyjama de flanelle à six heures du soir.
           « Vous êtes là ! Il me semblait bien que j’avais entendu ton rire, Simon, mais j’étais pas sûr… Qu’est-ce que vous faites ici ?
           – On s’est occupé de tes amis en attendant que tu reviennes ! lança le Doc.
           – On t’a appelé avant de venir, précisai-je, mais la ligne était morte…
           – Bell nous a débranchés !                      
           – On pourrait aller au dépanneur pendant que tu manges.
           – Pourquoi pas ! »
           Il soupa tandis que nous allions chercher deux caisses de Bolduc chez Madame Gagnon. À notre retour, il nous ouvrit la porte de la maison en avalant les dernières bouchées de son spaghetti, toujours en chemise de nuit bleu marine à pois blancs. Je sondai l’abîme du couloir au fond duquel luisait la rouge enseigne de la sortie en me disant que je voyais probablement tout cela pour la dernière fois. À gauche, deux portes disparues. À leur place, deux trous rectangulaires : celui de la chambre qui donnait sur la rue, recouvert d’un drap cloué sur son encadrure en guise de rideau ; l’autre ouvert sur une pièce aussi sombre que vacante. À droite, une porte close. Le bas de l’escalier se perdait dans les murs avec ses rampes de bois fioriturées de bas-reliefs. Nous montâmes au palier central, où la pénombre s’approfondissait en hauteur dans un entre-deux au plafond cathédrale dépourvu de lustre, et tournâmes à gauche afin de rejoindre l’étage où se trouvait la chambre de Pierre. Je remarquai au passage, sans bien les discerner, des graffitis sur les surfaces auparavant intactes et beiges.
           Dans la mansarde où vivait notre ami, le lavabo débordait de vaisselle encrassée ; les assiettes et les ustensiles s’éparpillaient dans la pièce au milieu des feuilles lignées où s’étalaient des mots allemands écrits au stylo d’une main hiéroglyphique. Les murs étaient noircis de phrases au crayon-feutre noir que je n’arrivais pas à déchiffrer puisqu’elles relevaient d’une langue étrangère. Un nom, cependant, revenait de façon récurrente : NATACHA. Sur le sol, près du matelas servant de lit au fébrile admirateur de Nietzsche, s’érigeait une pile de livres accompagnée d’un cartable et d’un dictionnaire bilingue. Notre hôte aménagea un espace où s’asseoir sur le plancher en balayant du pied quelques pages témoignant de son activité, puis s’assit en tailleur là où, depuis plus de soixante-douze heures, il s’étendait non pour dormir, mais pour achever son œuvre.
           Ramassant une feuille parmi ses paperasses, je tombai sur un texte en énormes cursives qui parlait de Marie-Stella et des carrés rouges de 2005.
           « Comment ça va, au boulot ? l’interrogea Simon.
           – Pierre qui roule n’amasse pas mousse… En n’arrêtant jamais, tu es Pierre et, sur cette pierre, Sisyphe ne bâtira pas son église… Je meuble le temps avec de l’argent…. Les boîtes ont des étiquettes, mais ils ont pas encore réussi à me cataloguer… Ils me suspectent d’avoir compris leur manège : les montagnes russes, la grande roue… La roulette russe ! Je me laisserai pas avoir ; je suis ! Leur but est clair comme un filet de hockey… Je file entre les mailles… Le gardien est K.O., le pêcheur est O.K., je me libère de l’hameçon avec un hoquet… »
           On me saura gré de ne transcrire que ce léger aperçu des apophtegmes dont nous fûmes affligés. La perception que Pierre avait de la réalité se fractionnait comme un miroir en d’étranges distorsions réfractives. Il décortiquait chaque expression en jeux de mots, imaginait des liens de causalité où il n’y en avait aucun, accordait une valeur symbolique à tout, élevait n’importe quelle banalité au rang de message, croyait en la toute-puissance de son délire (ses patrons savaient qu’il était un agent double, Natacha lisait dans ses pensées…), avait perdu ses repères au point de confondre le jour et la nuit, voyait dans le démantèlement de son milieu de vie sa propre destruction, une métaphore de son écroulement psychique… Il lui fallut vider quelques bouteilles pour que sa propension aux calembours se dissolve dans un sain abrutissement qui modéra l’enthousiasme de son esprit malade… Le tarissement de ses divagations finit par lui permettre de tenir des propos moins décousus grâce auxquels nous pûmes reconstituer la chronologie des événements qui jalonnèrent les derniers mois de la relation qui l’avait laissé dans un si piteux état.
           C’est ainsi que je pus compléter l’autopsie de son couple.
           Nous venions d’ouvrir la seconde caisse de bières quand un épouvantable vacarme nous précipita dehors pour nous enquérir de ce qui se passait à l’étage d’en face, séparé du nôtre par le vaste espace du palier en contrebas. À cette heure, ce ne pouvait être les ouvriers d’Eugène… De l’autre côté de la maison, un toxicomane frappait la balustrade de la mezzanine à grands coups de hache. Des copeaux de bois revolaient en dessous. Accoutré d’une invraisemblable perruque arc-en-ciel, le punk avait le tour des yeux, le bout du nez et les lèvres maquillés de noir. L’été précédent, la police l’avait intercepté après qu’il se fut juché sur une poutre en haut du pont vert. On le croisait parfois au centre-ville, déguisé en clown pour quêter en jouant de la guitare.
           Nicolas survint pour s’occuper du problème. Montant les marches quatre à quatre, nullement impressionné par le tomahawk du fauteur de troubles, il l’attrapa par le collet, le poussa contre le mur et le houspilla en ces termes :
           « Toi, mon hostie de deux de pique, tu vas te calmer ! J’aurais dû te laisser crever de faim au lieu de te prêter de l’argent… T’es bien chanceux qu’on t’ait accepté ici. Même si le loyer est gratuit, je peux te mettre dehors n’importe quand. Donne-moi ça et prends ton trou. Je le dirai pas deux fois. »
           Le balafré confisqua la hache du bouffon qui alla se terrer dans son coin. Nicolas nous sourit d’un air amusé et descendit vers sa chambre. Avant de retourner dans le fouillis de Pierre, je découvris, partout sur les murs de la pièce adjacente dont la porte avait été arrachée, d’autres inscriptions. J’allumai l’ampoule du plafond de la chambre vide, où avait habité le schizophrène : parmi les signes kabbalistiques et les mots griffonnés au crayon-feutre rouge, dont plusieurs attaquaient Eugène Girard Junior sous forme de blasphèmes et de malédictions, je reconnus le prénom de celle qui obsédait tant notre ami qu’il en était devenu fou.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre VI
I
           Au printemps 2012, Simon Tremblay démissionna de chez McDonald’s et se joignit aux dizaines de milliers de carrés rouges qui manifestaient dans les rues de Montréal. Cela déplut fort à Anne-Sophie qui, depuis quelque temps déjà, se questionnait. Bien qu’ils eussent passé l’été, l’automne et l’hiver ensemble, elle avait remarqué qu’il ne parlait jamais de cohabiter, ne semblait pas envisager de fonder une famille.
           À son retour de la métropole, l’étudiant gréviste au bout de feutre rouge épinglé sur le cœur m’invita au café.
           « As-tu fait un beau voyage ?
           – J’ai tellement marché que j’en ai mal aux mollets ; tellement crié que j’en ai perdu la voix ; tellement vu de monde dans les rues pour une société meilleure que ça m’a redonné de l’espoir… C’est notre Mai 68 ! Il se passe quelque chose d’exceptionnel ! Le peuple se réveille !
           – Si tu parles du public de TVA, je dirais plutôt qu’il dort au gaz… Pendant que vous protestiez avec vos pancartes et vos slogans, tout ce qu’on voyait en boucle aux nouvelles, c’était une fenêtre cassée. Si tu savais ce que j’ai entendu comme radotage…
           – T’inquiète, j’en ai eu un bel aperçu avec le sermon de mon père… En bon retraité de l’Alcan, il m’a répété le discours du gouvernement et des médias-poubelles, la même cassette qui joue un peu partout : ‘‘L’université coûte moins cher ici qu’aux États-Unis’’ ; ‘‘Ils se plaignent le ventre plein’’ ; ‘‘C’est une génération d’enfants-rois habitués d’avoir tout ce qu’ils veulent en appuyant sur un bouton, des adeptes de la pensée magique, des bébés gâtés qui se la coulent douce avec l’argent des contribuables’’; ‘‘Dans la vie, rien n’est gratuit’’ ; ‘‘Les étudiants doivent faire leur juste part’’ ; ‘‘Pourquoi je payerais pour les autres ?’’ ; ‘‘Ils ont juste à choisir des domaines qui débouchent sur une vraie carrière au lieu d’étudier en sciences molles’’ ; ‘‘Les carrés rouges sont violents, ils menacent la sécurité des honnêtes citoyens’’ ; ‘‘C’est pas une grève, c’est un boycott’’ ; etc. Le plus odieux, c’était de le voir applaudir la brutalité policière comme si un char ou une devanture de magasin avait plus de valeur qu’un être humain… Plus les gens se rangent du côté de la Loi et l’Ordre, plus ils oublient la corruption libérale. Pour un pont bloqué, ils basculent dans le fascisme et réclament la loi martiale. C’est arrivé en 90… Pour la même raison, un pont bloqué, durant la crise d’Oka, des centaines de banlieusards frustrés que les barricades des Warriors les obligent à faire un détour ont littéralement lapidé des familles mohawks qui fuyaient leur village occupé par l’Armée – et tout ça pour un terrain de golf ! »
           Il sortit d’une poche de sa veste de cuir trois pages de papier grisâtre qu’il déplia sur la table en écartant nos tasses et le sucrier.
           « Tiens, regarde ça, la belle propagande ! »
           Il s’agissait de trois unes datées du 23 mars. Celle du Devoir montrait une vue de la foule bigarrée de pancartes avec pour légende, en gros caractères : « 200 000 FOIS ‘‘ENTENDEZ-NOUS’’ ! » La première page de La Presse, quant à elle, offrait un panorama en plongée de la marée humaine accompagnée du titre : « 100 000 FOIS NON ! » Enfin, la moitié gauche du frontispice du Journal de Montréal était consacrée à un fait divers impliquant le « PARRAIN SYNDICAL » de l’industrie de la construction tandis que, sur l’autre moitié, on promettait un cahier spécial de huit pages, une « photo géante à l’intérieur » et un « sondage exclusif » démontrant que « malgré 200 000 manifestants, LES ÉTUDIANTS PERDENT DES APPUIS ».
           Je réfléchis un instant.
           « Penses-tu que les téléspectateurs de La Poule aux œufs d’or se rendent compte qu’ils sont manipulés par Québecor et Power Corporation ? Même avec un dessin, ils comprendraient rien… Il leur faudrait une statue, et encore ! Le débat est empoisonné par la convergence médiatique. Quatre-vingt-dix-sept pour cent de notre presse écrite appartient à Péladeau et Desmarais !  Ajoute à ça la surenchère des polémistes de radio-poubelles qui fabriquent un épouvantail avec un brin de paille… La moindre goutte de controverse apporte de l’eau à leur moulin à vent.
           – Ça m’empêchera pas de me battre pour la justice.
           – Tu crois encore en la démocratie ? La majorité silencieuse, quand elle parle, c’est pour ne rien dire… Les réactions de haine envers vos manifestations en sont la preuve.
           – Je reste optimiste. Chaque personne que ça bouscule est un citoyen de gagné ! »
           J’observai son blouson noir.
           « Es-tu encore végane ?
          – Non. Pourquoi ?
          – Tu as ressorti ta ‘‘froc’’ en peau de vache !
           – J’opère une coupure radicale… Après qu’Anne-Sophie m’ait laissé, la première chose que j’ai faite, ç’a été de m’acheter des condoms, un paquet de cigarettes, un rosbif et une caisse de douze avant de sortir… J’ai fêté mon célibat ! Même si je l’aimais, j’avoue être soulagé… On était trop différents : elle est bouddhiste, je suis athée ; elle boit du thé, du kombucha, du chaï latté ; elle médite pour soigner son anxiété ; elle surveillait mes dépenses ; j’avais perdu le droit de me soûler… »
           Continuant d’un ton plus discret, confidentiel, marmonnant presque :
           « … Pendant que j’étais à Montréal, elle m’a annoncé qu’elle était enceinte. Elle s’est faite avorter.
           – Shit !
           – J’ai pas pu l’accompagner à son rendez-vous… Je manifestais. Ça a été la déception de trop. »
           Seule avec sa décision, Anne-Sophie n’avait alors eu le cœur ni au Che, ni aux carrés rouges, ni à la politique en général. Simon n’était pas là. Il l’oubliait. Elle pensait à son prof.
           Je détournai l’attention.
           « As-tu vu les tableaux qui sont exposés ce mois-ci ?
           – Oui !
          – As-tu vu qui les a peints ?
          – Oui !
          – Natacha a beaucoup de talent.
          – Les couleurs sont vives ; les traits, expressifs ; le dessin est maîtrisé, les visages sont réalistes. Elle est bien meilleure qu’Anne-Sophie. »        
           Je donnai à lire à Tremblay un cahier bleu qu’il fut surpris de revoir après tout ce temps. Ayant pris connaissance de ce qui allait devenir mon chapitre V, il parut contrarié.
           « Pas très rassurant…
          – Pierre capote de plus en plus… Il est rendu vraiment parano… Il feel pas.
           – Je suis en grève, j’ai tout mon temps. Il a besoin de voir du monde ! »
           Simon téléphona à la maison de chambres. Une voix préenregistrée répondit :
           « Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez composé. »
           Nous décidâmes d’aller vérifier en personne.
           Tandis que je me levais pour partir, je vis dans le miroir que j’avais un poisson d’avril collé dans le dos. Un poisson rouge en forme de carré.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre V
X
           Après tant d’allers-retours, comment eût-il pu deviner que cet avant-midi de mars serait leur dernier ? Les rencontres s’espaçaient. Il ne l’avait pas revue depuis une semaine. Galvanisé par le fantasme d’un trip à trois qu’elle avait évoqué la veille, il s’en allait la trouver. Excité par ses sextos, Pierre scénarisait en marchant vers chez Natacha un film porno dont elle serait la star ; or, ce matin-là, elle éprouvait plutôt l’impérieux besoin d’être consolée par un amant compréhensif. Dans le lit de soie violette où ils avaient si souvent fait l’amour, désormais nus et s’embrassant, la flaccidité d’un phallus rappela à celle qui le voulait triomphal l’impuissance d’Eugène. L’insécurité, telle une érosion souterraine, grugeait son estime de soi. Brisée par la honte et la peur d’être laide qu’elle projeta sur Pierre en l’en rendant coupable, elle se rhabilla.
           « Avec toi, c’est toujours compliqué ! Tu me fais sentir dégueulasse ! Tu es pire que les autres ! Je suis plus capable… C’est fini. »
           Il voulut s’extirper de ce cul-de-sac en analysant ce qui les y avait conduits : les pratiques ambivalentes auxquelles ils s’étaient livrés depuis leur retour en couple avaient gratifié ce qu’il y avait de plus tyrannique en lui – récompensé le mal, intoxiqué son ego – alors même que l’amoureuse, fragilisée par la violence consentie, réclamait des épanchements d’affection qui l’eussent rassurée ; de cette insoutenable contradiction résulta l’effondrement de celui qui devait incarner l’impossible alternance du maître et du troubadour au gré des intermittences du cœur de son esclave ; si la fréquence et l’intensité de leurs disputes avaient empiré (s’assombrissant l’humeur dans le vin chaque soir, il suffisait d’un commentaire vindicatif pour qu’ils s’accablassent d’injures), c’était parallèlement au crescendo de sentiments négatifs qu’ils sublimaient au lit où Pierre chuchotait à l’oreille de celle qu’il adorait des envies de la tuer qu’elle savourait dans un troublant orgasme.
           Il esquissa un geste pour lui démontrer sa bienveillance…
Dès que sa main effleura l’épaule de Natacha, elle se hérissa, frémit de colère et bondit hors du lit.
           « Touche-moi pas ! »
           Elle partit pleurer dans les toilettes où elle s’enferma.
           Il l’attendit en silence.
           Lorsqu’elle sortit de son isolement, elle s’étonna qu’il fût encore là.
           « Va-t’en. »
           Humilié, il retourna chez lui pour se réfugier dans ses traductions.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre V
IX
           Un soir, en clavardant via la messagerie instantanée d’une application de quiz multijoueur, elle avait fait la connaissance d’un Franco-Marocain
           Pierre s’affligeait de ce rival virtuel.
           « Ton ‘‘ami’’ qui t’écrit tous les jours et qui t’a dit qu’il avait attendu ta réponse jusqu’à deux heures du matin… Quelle sorte d’ami insiste autant ?
           – Ça va mal dans son mariage, il travaille soixante heures par semaine et il vit de l’autre côté de l’océan, à six heures de décalage horaire… Il me divertit quand je suis insomniaque. Mais c’est vrai que, des fois, j’en suis rendue à préférer boire toute seule chez moi en jasant à distance avec un inconnu plutôt qu’être avec toi… Tu es trop jaloux, j’étouffe ! J’en ai assez de tes interrogatoires.
           – Quand tu m’as texté par erreur en pleine nuit : ‘‘Moi aussi, je m’ennuie’’, ça s’adressait à qui ?
           – Sûrement un bogue de mon cellulaire qui t’a renvoyé un vieux texto…
           – Ton ‘‘ami’’… Tu vois pas son petit jeu hypocrite ?
           – Quand bien même il serait bandé sur moi, je lui dois rien ; je suis pas obligée de m’ouvrir les cuisses pour tous ceux qui veulent me sauter – je passerais mon temps à quatre pattes ! Quoique… Ça pourrait être le fun… Je me demande pourquoi j’attends encore que tu reviennes à la normale quand il y en a autant qui font la queue pour me montrer comment la leur est dure, contrairement à la tienne… Je vais me pogner deux Noirs. »
           Elle rompit ; le lendemain, s’excusa ; blâma l’alcool.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre V
VIII
           La paix ne dura guère. Les soirées de beuverie et de télévision redevinrent chicanières. L’idylle hivernale s’envenima sous les auspices d’un ciel plombé. Désireux de plaire, autrefois effarouché par les perversions de Natacha, Pierre consentit à s’engouffrer dans l’impasse d’une exploration sadomasochiste dont chaque palier de gradation serait un nouveau reniement de soi, un degré de séparation de plus entre eux.
           Ce fut d’abord une provocation. Elle voulait être punie, se qualifiant de « vilaine » et appelant contre elle-même la vengeance de celui qu’elle avait injustement fait souffrir. Puis vinrent, durant leurs rapports intimes, des demandes plus spécifiques, formulées d’un souffle à mi-chemin entre l’exigence et l’imploration : « Tire-moi les cheveux ! », ou : « Frappe-moi ! », ou encore : « Étrangle-moi ! », auxquelles s’ajoutaient de récurrents : « Plus fort ! »
           L’ambiguïté atteignit son paroxysme à la Saint-Valentin, lorsqu’il la fouetta à coups de ceinture avec tant de rage qu’elle en restât marquée de bleus aux cuisses. Tous deux comblés d’une extase différente, ils s’éloignaient aussi inexorablement qu’ils souhaitaient n’être qu’un ; elle, vulnérable et s’inquiétant de ce qu’il pût la trouver moins belle, se pâmait contre son torse.
           « Tu es mon Christophe Colomb. »
           Lui, grisé de puissance et dépassé par le rôle qui l’avait élevé au rang de demi-dieu, se sentait vide, froid, indifférent.
           Il s’était laissé prendre au jeu – piéger.
           Une semaine plus tard, dissocié de lui-même, sans libido et trahi par son corps insensible aux caresses, il lui fut difficile d’expliquer à Natacha qu’elle avait tort d’y voir un manque d’amour. Anticipant le deuil, elle se détachait déjà. Castré par l’angoisse, il enrageait de ne pouvoir se reconnecter aux émotions qu’il ne ressentait plus. Elle mentit en lui disant que ce n’était pas grave – en silence, ravala son amertume. Ils se couchèrent chacun de leur côté, sans se toucher.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre V
VII
           Au petit matin du 1er janvier, une boule de neige s’écrasa contre la vitre d’une garçonnière dont le locataire passa du jour de l’An le plus triste de sa vie à l’aurore d’une deuxième chance. Au pied de l’immeuble qu’on démolirait quatre mois plus tard, Natacha Simard attendait Pierre Bouchard. Il descendit avec allégresse, lui ouvrit, l’invita à l’intérieur, la pria de s’asseoir sur le lit qu’il s’empressa de mettre en ordre, alluma des bougies, sortit deux verres et de sa réserve un beaujolais. Une coupe à la main, couchée sur les draps de celui qui fantasmait de ce moment, elle lui confessa ses pensées les plus viles, ses plus lourds secrets, ses infidélités, ses débauches.
           Le soleil du Nouvel An se levait sur le bonheur du pardon.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre V
VI
           Dans un steak house où l’emmena son patron, un matin de décembre, emmitouflée dans un manteau de fourrure qu’elle avait reçu de lui, Natacha se leva, indignée de ce qu’Eugène, en mastiquant une bouchée de poitrine de poulet qu’il avait désossée en y décortiquant le cartilage à la fourchette et au couteau, parlât de lui payer des implants mammaires.
           « Tu veux que j’aie des gros seins comme ta fille ? »
          Elle lui jeta l’eau de son verre à la figure sous le regard scandalisé des familles attablées pour le brunch du dimanche. Avec ses cartes de crédit de retour à zéro, elle n’avait plus besoin de mécène.
          Il ne lui restait plus qu’à exorciser le monstre de son enfance.
          Raillant le micropénis, le Viagra et le cocufiage de celui dont le front cétacé dégoulinait de honte, elle sortit de son sac à main une lettre – d’adieu, d’insultes et de démission – depuis longtemps prête, la jeta sur la table, et partit.
           Les jours suivants, revenue chez sa mère, fuyant les milieux trop propices aux dérèglements qu’il lui fallait éviter, elle se concentra sur les retrouvailles avec son fils, tourna en rond dans sa chambre en écoutant de la musique, se sevra de l’alcool et des drogues, se remit à la peinture, découvrit les vertus de la tisane, se purifia par des fumigations de sauge et dormit sous la protection d’un capteur de rêves.
           À Noël, les murs dont s’entourait son sommeil s’ornaient déjà de plusieurs tableaux.
0 notes
cquadavre-debil · 5 years
Text
Chapitre V
V
           Le soir du 31 octobre 2011, affublé d’un masque de V pour Vendetta, Pierre Bouchard se rendit à la taverne Chez Junior où Natacha, ironiquement déguisée en Pocahontas, travaillait en fêtant à la fois l’Halloween et son vingt-cinquième anniversaire. Incognito avec sa tuque noire, son chandail à col roulé noir, son perfecto noir – que lui avait donné Simon –, ses gants noirs, ses pantalons « cargo » noirs, ses Doc Marten’s noires, il repéra, derrière le comptoir orné de citrouilles, l’impétueuse Autochtone aux omoplates ailées de chauve-souris qui servait des drinks en costume de Disney. Il paya ses trois dollars de frais d’entrée, puis admira celle qu’il était venu espionner : sa robe brune à franges beiges, le noir de ses yeux, de ses tresses, le turquoise étranglement de son collier de wampum… Une plume de goéland dans les cheveux – préférée pour sa coiffure à celle d’aigle que lui avait léguée sa grand-mère, héritage qu’elle gardait dans son coffre à bijoux avec ses lettres, les photos de son fils et les poèmes qu’elle ne faisait lire à personne –, elle s’était dit que, pour cette occasion, une simple huppe de palmipède ferait l’affaire. S’imprégnant de cette image, l’Anonymous profita du brouhaha général pour s’enfoncer dans la foule – s’excusant auprès d’un travesti, d’un taliban et d’un blanc-bec en blackface – avec en main un billet vert tendu vers celle qui lui demanda ce qu’il voulait. Son mystère demeura sauf. Heureux de cette victoire, il se trouva un coin pour contempler Natacha sans qu’elle pût le reconnaître.
           Plus loin, devant une machine de vidéopoker avec sa grosse 50, Eugène Girard, vêtu d’un chapeau de cowboy, de bottes western, d’un « bolo » texan et d’une étoile de shérif, perdait de fortes sommes en calant des shots de Jack Daniel’s.
           Après minuit, Pierre, le dos tourné au bar, venait de brièvement lever son masque pour s’hydrater d’une énième gorgée lorsqu’un Boche de la Première Guerre mondiale, qu’il n’avait jusque-là pas remarqué, l’interpella.
           « Pierre ! » s’écria le sergent Serge sous son casque à pointe.
           Le fantassin de 14-18 s’approcha.
           Bouchard, effacé derrière un sourire de plastique, demeura silencieux.
           Fortin eut un rictus narquois, puis s’en retourna s’asseoir à la table où ses collègues – un chevalier, un Viking et un pirate à tricorne – festoyaient – excepté un soldat romain qui, restant sobre, était leur chauffeur désigné. Pierre, soulagé d’être à nouveau seul, vida la moitié de sa pinte et se remit à surveiller celle dont l’humour autodérisoire lui avait valu de gagner la bouteille de champagne du concours du plus beau déguisement. Aux premières notes du Bal masqué de la Compagnie Créole, elle se mit à chanter :
          « Au bal ! Au bal masqué – ohé, ohé –, elle danse, elle danse, elle danse au bal masqué… Elle ne peut pas s’arrêter – ohé, ohé – de danser, danser, danser, danser, danser… ! », « Aujourd’hui, je fais ce qui me plaît, me plaît ! Devinez, devinez, devinez qui je suis… Derrière mon loup, je fais ce qui me plaît, me plaît ! Aujourd’hui, tout est permis… Aujourd’hui, tout est permis ! », « C’est l’occasion rêvée de changer de partenaire… », « Aujourd’hui, j’embrasse qui je veux, je veux, devinez, devinez, devinez qui je suis… », etc.
           Chaque phrase insultait l’éconduit que tout conspirait à vexer.
           Après la fermeture, caché près des poubelles, à l’ombre des containers, il guetta la sortie de Natacha pour apprendre avec qui elle rentrerait. Sur le seuil obscur éclairé d’un lampadaire, clef du bar en main, elle verrouilla l’édifice en saluant les derniers clients qui s’éparpillaient dans la nuit et alla prendre place sur le siège du passager du Hummer noir qui ronronnait en face. Quand Bouchard fut certain de ne plus pouvoir être aperçu dans le rétroviseur de son oncle dont le mastodonte s’éloigna dans un « vroum » tonitruant, il entreprit de se rendre, malgré la pluie, au pied de la tour de la princesse qu’il voulait sauver.
          Le redoublement de la tombée des gouttes d’automne présagea sa désillusion.
          Le véhicule paramilitaire était garé devant l’immeuble de Natacha dont Pierre s’efforça de franchir la hauteur de l’escalier en colimaçon en atténuant son poids pour ne point faire grincer la métallique ossature. Il sentit son cœur s’appesantir à chaque marche. Arrivé sur le balcon, il se recroquevilla en position fœtale sous la fenêtre ouverte de la chambre… Ni vu ni entendu, il retint son souffle. Que n’eut-il enduré pour cette femme ? Ce que son oreille perçut acheva de l’anéantir.
          « Petite salope ! Petite chienne ! Tu aimes ça, hein ?
          – Oui ! Oh oui, papa ! Vas-y ! »
          Natacha gémissait.
          Des sons de claques accompagnaient les insanités d’Eugène.
          Le vent qui transperça l’âme de Pierre fut aussi froid que celui dont la caresse engourdit sa joue de larmes et de flocons.
0 notes