"L'EFFET TITANIC"
Premier roman de Lili Nyssen
Par Alpdf le Fantôme (aka Philippe BRESSON)
J'ai beau être un fantôme, j'ai beau avoir mille ans depuis longtemps (je les fais pas cela s'entend !), je lis encore des livres et c'est d'ailleurs l'une des occupations qui m'arrachent au monde des ombres, qui me rattachent encore à l'existant. Dernièrement j'ai lu, notamment, "Le théâtre de l'amante anglaise" de Marguerite Duras, "Cher connard" de Virginie Despentes, et "L'Effet Titanic" de Lili Nyssen, premier roman. J'ai d'abord eu du mal à y "entrer", comme on le dit de la mer quand elle nous paraît froide, quand notre 37 degrés Celsius matinal, encore frileux, se confronte subitement à sa vingtaine (de degrés, même en été), à son corps étranger.
Oui, j'ai d'abord eu du mal à entrer dans les premières pages de ce beau poème en prose jailli des interstices, des cicatrices de l'adolescence : parce que mon âge canonique, parce que ma disponibilité fluctuante en cette rentrée (fantomatique) parfois éprouvante, parce que le flux du moral et des marées... Parce que mon propre degré Celsius d'identification, vespéral, frileux encore, confronté à l'âge des possibles d'une mer qui, forcément, se retire peu à peu avec le temps.
Mais très vite (20-30 pages ?) je me suis laissé prendre, immergé, submergé, happé par la vague, le style, le rythme, les inflexions, les inclinations de ce "nous" déchiffré, aimé, désiré, redouté, évanoui (renoncé ?), et les visages des personnages me sont alors apparus comme autant de reflets d'un ciel à la fois sombre et changeant sur une mer aussi déchaînée que vivante, brûlante, fraîche, éclatante, vivifiante ! Et je les ai vus et parfois reconnus ces visages, et j'ai même entendu leurs voix nues : c'était elle, c'était lui, c'était moi et c'était nous, si loin, si près...
Alors, soudain, sans âge désormais, le vieux fantôme a (re)plongé. Vertige des amours naissantes, balbutiantes, émouvantes, déchirantes-déchirées, et il a été touché : touché-coulé comme ces épaves qui au tréfonds de nos mémoires et des mers ancestrales sont, je cite, autant de "carcasses immobiles sur lesquelles s'accrochent les algues. La faune éparse sur les hélices émoussées (...)"
En refermant le roman de Lili Nyssen dont je suis sûr à présent qu'il est le premier vaisseau en partance pour une traversée littéraire au long cours, j'ai cru entendre la voix de Léo Ferré qui me murmurait à l'oreille l'une des plus belles chansons-poèmes jamais écrites, et, parole de fantôme, le livre refermé, ça résonne encore...
Alpdf le Fantôme (aka Philippe BRESSON)
"L'Effet Titanic" (Premier roman de Lili Nyssen paru cz Les Avrils Édition, septembre 2022)
"La marée, je l'ai dans le cœur qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur, de mon enfant et de mon cygne
Un bateau, ça dépend comment on l'arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament des années lumières et j'en laisse
Je suis le fantôme jersey, celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts de sable de la terre (...)
(Léo Ferré, La mémoire et la mer - Extrait)
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Feuilleton de l'été SEMAINE #5
Semaine du 2 août
Je suis fatiguée. C’est l’absence lourde, immense qui m’affaisse. Je m’étais promis que ça ne pourrait pas, qu’il n’y aurait jamais ni toi ni un ni une autre dont l’étreinte évanouie continuerait d’être là, particulaire, là comme un trou où tombent mes bras.
Mon bras, mon bleu, c’était quoi, peut-être Ida. Peut-être que je m’enlace toute seule quand je dors, je serre très fort. Fatigue. Je me fatigue.
Je m’étais dit je ne dépend de personne.
Je ne dépend de personne.
Personne.
De ma fenêtre à moi je vois le vieil homme, la télévision bleuit son visage. J’entends l’émission qu’il peine à entendre. Chez lui l’un des fauteuils est vacant, toujours le même.
J’en peux plus des fantômes. Les peaux sans texture et les odeurs vagues.
Lève toi. Lève toi.
Lily Nyssen
la porte frappe
la porte peut-être toi ou la radio
mais la radio éteinte
dans ma tête éteinte aussi
il faudrait se bouger
La lumière est comme de la lumière mais plus sombre et la journée passée bien plus courte que la nuit. Encore dans le bois un poing qui résonne, la sonnette est cassée, elle n'a jamais été utile.
je palpe mon sein ma main
remonte au cou la nuque trop raide
Le peignoir s'est ouvert.
le peignoir je le ferme
l'ajuste à nouveau me lève
les pieds au sol
marche un pas deux autres
c'est petit
chez moi les efforts sont moins grands
j'arrive je cris
peut-être que
c'est
toi
Alors la porte grince comme dans un film, il y a du temps qui passe un peu trop de suspens. Une silhouette. Une main.
Juliette Buffard
Main sur la poignée, silhouette le temps ne s'écoule il y a des flashs, je
(cours l'ombre s'enfuit ouvre la porte poursuis dévale les escaliers arrive dehors, le peignoir s'affaisse, cours après les ombres, le peignoir s'ouvre, cours plonge poursuis les bateaux nage dans le canal, le peignoir tombe au fond de l'eau, nue ma peau devient écailles plonge crawl plus rapide nageoire remonte les fleuves, jusqu'au jour où, jusque l'arbre quand, l'ombre qui plane remonte le temps les histoires, décolle les pansements, attrape l'ombre, suis poisson et oiseau et femme et vers luisant.)
Main sur la poignée, je ne distingue personne exactement, il fait sombre et j’aimerais savoir, rien que le vide en personne devant ma porte, la main fantôme franchit elle s’avance, vide presque tout contre mon corps, à travers le peignoir, les cils clignent, je
(ferme les yeux me laisse lâche prise, la main se pose sur mon sein elle est froide et caresse, les frissons sur ma nuque, la main il y en a deux et un corps enlace et frôle et peignoir sur la taille retenu, ne vois rien mais sens, quelque chose prend mon corps comme une envie, reste là ne bouge pas ne peux pas aime n'aime pas, où sont les mains maintenant ne sens pas, suis pour
toi ?)
Main sur la poignée, le vide appuie sur l'interrupteur et allume la lumière et, et je
(Ida Ida Ida Ida ou le facteur
un voisin
les pompiers
une enquête ou
Ida
ou
toi
ou facteur enquête voisin pompiers.)
Main sur la poignée. Le vide a un visage que je ne connais pas. Au seuil il y a l'inconnu et le peignoir. Le peignoir est fermé serré. Plus rien ne clignote. Je veux parler. Je
(ne peux rien dire rien ne sort rien n'est prononcé.)
Main sur la poignée se décolle, mon bras en apesanteur doucement, le temps recommence. La main du vide je la reconnais, sur son poignet un bleu, la trace une marque miroir de la mienne. La nuit demi-lune que nous avons en commun.
Je
tends mon bras
et j'attrape
Marie HL
Le goût du thé vert aura toujours celui des mots qui se bousculent hors de la bouche. Des silences qu’on écoute en regardant l’autre à travers les volutes d’air chaud.
Elle avait dû apercevoir quelque chose prêt à se déverser sous les plis inquiets de mon visage. Elle avait dû comprendre une urgence derrière les crispations nerveuses de mon corps.
Elle avait pris en main l’espace-temps et avait investi ma cuisine, mon appartement blanc et bois, encore humide, le dehors tout gris.
Elle avait fouillé distraitement ma cuisine. Je sentais son esprit scindé en deux, une partie relié à ses mains qui cherchait les petits sachets de plantes qui allaient nous sauver. L’autre totalement centrée sur moi, attentive à mes paroles qui sortaient en hoquets, à mes silences. Ses gestes étaient précis, l’eau, choisir, verser, mais quelque chose restait tendu vers moi. J’étais immobile, perdue, les bras embrassés autour de moi-même.
La sensation de brûlant contre mes mains, presque trop, presque douloureuse. Mais, à partir de mes paumes, un petit cœur chaud commençait à irradier dans mon corps.
Elle savait l’importance des gestes rituels et de cet instant où mes mains se serreraient contre le gobelet. Ses yeux ne me quittaient pas. Ils restaient grand ouverts sur moi. Elle ne pouvait pas faire grand-chose de plus, à ce moment-là, que de m’offrir ses gestes et ses yeux. Son air était à la fois rassurant et inquiet. Alors c’est comme un flot, ça sort de ma bouche et ça se précipite, je parle et je lâche, lâche, lâche.
Floriane Gitenay
Ida ne répond rien ; ce n’est pas qu’elle ne veut pas répondre. Ida ne répond rien, elle laisse les mots résonner dans l’espace. C’est pour mieux trouver leurs contours. J’attends. Ida va comprendre.
Ida se tait avec de grandes précautions. Elle se laisse couler dans le fond des tasses vides, là où les sachets collent, et puis revient. Son regard glisse partout sans m’effleurer, s’accroche aux murs, s’accroche aux meubles. Il y a partout ses longs yeux transparents, ses yeux couleur piscine dans la lumière du jour. J’attends.
Ida s’arrête. Elle me fait peur. Sa main glisse vers la droite, cherche quelque chose dans les replis du sac en cuir. Ses yeux, toujours, inondent la pièce. Je ne respire plus. Ses doigts ressortent, ses longs doigts serrés sur le vernis rouge, ils s’enfoncent légèrement dans la matière. Ses yeux tombent dans les miens.
Ida n’a pas compris. Les mots n’ont pas pris forme.
Elle me tend le portefeuille, étire son bras devant pour ne pas s’approcher. Je tremble, ne réagis pas. Elle dit : c’est à toi. Le pose. Elle se lève. J’ai l’impression qu’elle se lève mille fois et mille fois je voudrais faire un geste, et mille fois, je ne fais rien. La silhouette d’Ida l’inconnue s’avance vers la porte, ses jambes longues, sa nuque. Elle se tourne. Son regard saisit l’espace une dernière fois. Il reste quelque chose d’indéfinissable dans le creux de ses paupières, une question ou un cri. Je voudrais dire quelque chose mais tout se noie.
La porte claque.
Manon Secq
THE END
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