UNE CAGE DANS L'ARÈNE, par Nicolas Tellop
Quand nous avons croisé Nicolas récemment, il nous avoua être arrivé au bout d'un cycle. Après Franquin, Corto Maltese, Snoopy, Salvadori, Fleischer, Vonnegut Jr. et bien d'autres auxquels il avait dédié de nombreux essais, tous passionnés, érudits et sensibles, l'homme ressentait de plus en plus une fringale de fiction, une carence d'invention pure. Tous ces artistes qu'il avait côtoyés lui avaient donné faim ! Nous sentions une imagination mûrie de longue lutte tapie derrière cette volonté d'émancipation, prête à bondir, toutes griffes dehors. Quelques jours plus tard nous arrivait par mail ce texte au titre gigogne, accompagné d'une illustration rugissante signée Frederik Peeters. La messe était dite, et le repas servi.
Pour Xavier Mauméjean
César, le prisonnier, ne réagit pas à l’arrivée des visiteurs. Parmi eux, il reconnaît un de ses geôliers, le vieux Anfons, qui s’assied parfois de l’autre côté des barreaux pour lui parler. Il lui raconte sa vie tant aimée de pêcheur, son arthrose qui l’a contraint à rester à terre, son entrée au service de M. Ramband, dans la prison de César. Anfons prétend que César et lui sont deux déracinés. Alors le vieux radoteur le plaint autant qu’il se plaint lui-même, et parfois il verse une larme avant de quitter les lieux en silence.
De son côté, César ne dit jamais rien. Il se contente de regarder le vieux Anfons avec des yeux de glace. Il est alors au summum de sa sociabilité. Le reste du temps, César pose sur les autres gardiens un regard débordant de haine et de sauvagerie. Et quand il fait les cent pas dans sa cellule, il laisse entrevoir l’étendue de sa puissance et de son agressivité, heureusement contenues derrière les barreaux d’acier. Ces hommes sont la raison pour laquelle il a perdu sa liberté à jamais, il en est persuadé. S’il en avait l’occasion, César les tuerait, et ne ferait pas d’exception pour Anfons. Mais pour l’heure, il reste allongé et observe ses visiteurs approcher.
— Voici donc notre César ! s’exclame fièrement un homme plutôt gras, pour tout dire assez appétissant.
— Ainsi donc, M. Ramband, vous me garantissez sa férocité ? demande un petit homme en chapeau melon dont la silhouette évoque une épingle à nourrice.
— Vous ne trouverez nulle part ailleurs brute plus sanguinaire que notre César !
Le petit homme à tête d’épingle toise César comme si c’était une crotte sur le trottoir.
— Une montagne de muscles et un cerveau d’une intelligence suprême, entièrement dédié à la violence et au meurtre, poursuit M. Ramband, qui connaît son métier.
— Intelligence suprême… rétorque le petit homme. Il s’est quand même laissé capturer !
M. Ramband se penche vers son interlocuteur, qu’il menace d’écraser de sa panse respectable. Ses yeux brillent de malice, son sourire s’étire avec gourmandise. S’il dégustait un grand vin, il ne rayonnerait pas moins.
— C’est le vice incarné, mon bon monsieur. Le jour où on lui a mis la main dessus, trois hommes sont morts. Et un quatrième ne mange plus qu’à l’aide d’une paille.
— Mon client exige une créature sanguinaire, renchérit le petit homme qui tente de prendre ses distances avec la bedaine de M. Ramband. Une machine à tuer.
— C’est notre César tout craché ! Si on lui ouvrait la porte de sa prison, il ferait un massacre dont nous ne serions que les premières victimes !
En disant cela, M. Ramband affiche une béatitude digne d’un menu de fête. Le petit homme s’approche des barreaux et fixe sur le prisonnier un regard las. Soudain, à l’aide de sa canne, il frappe un grand coup sur l’acier. César se redresse brusquement, pointe des yeux furieux sur son persécuteur et ouvre grand une gueule aux crocs acérés, comme autant de poignards en ivoire. Son rugissement est tel que chiens, chats, rats et oiseaux, présents à un kilomètre à la ronde, s’enfuient sans demander leur reste. Le petit homme a, quant à lui, reculé d’un pas.
— Pouvez-vous le livrer à San Sebastían pour le mois prochain ? demande-t-il.
— C’est comme si c’était fait, mon cher monsieur, répond M. Ramband, radieux, alors qu’il réajuste son postiche sur son crâne.
Avec un feulement sourd, César observe ses visiteurs, la gueule encore à moitié ouverte. Alors qu’il s’éloigne avec les deux hommes, le vieux Anfons sourit au tigre et lui fait signe de se calmer. César le tuerait comme les autres, oui, il le tuerait, s’il le pouvait.
***
José Elósegui n’apprécie rien tant que d’emprunter le tramway d’Aimara, qu’il a inauguré l’année précédente. C’est la principale raison pour laquelle il donne rendez-vous, le plus souvent possible, à l’extérieur de l’hôtel de ville. Après avoir remonté une partie du Boulevard, il grimpe à l’intérieur de son tramway avec souplesse et élégance, et inspecte du regard l’ensemble de la voiture. Chaque fois que le conducteur fait retentir sa cloche, le maire de San Sebastían soupire. Il aimerait tant actionner lui-même tous les mécanismes de cette merveilleuse machine, particulièrement la cloche d’avertissement qui résonne pour lui comme une injonction au rêve. S’il le demandait, le conducteur serait ravi de le laisser faire ce « ding-ding » envoutant, mais José n’ose pas. Peut-être qu’à la fin de son mandat, il s’autorisera ce petit plaisir.
Quelques minutes après, ding-ding, José arrive déjà à destination. Il quitte à regret le tramway pour remonter l’Avenida de la Libertad jusqu’au numéro 11, au Royalty, où il a réservé un salon privé. L’y attendent quelques amis, des conseillers municipaux, et le directeur de la Plaza del Chofre.
Ce dernier a pour projet d’organiser l’événement de la saison estivale. Il en parle depuis des mois, mais n’a encore rien révélé. Aujourd’hui, le directeur a une annonce à faire ; cette idée prédispose José à un mélange de rêverie et d’inquiétude.
San Sebastían projette dans toute l’Europe l’image du luxe balnéaire. La ville est d’autant plus à la mode qu’elle est la résidence d’été de la famille royale espagnole et la destination de villégiature du tout Madrid. Sans parler des Basques français, nombreux à traverser la frontière. Selon José, l’explication tient en trois mots : « tourisme de plage ». Mais le directeur de la Plaza del Chofre, la grande arène néo-mudéjar qui concurrence désormais celle d’Atocha, n’est pas de cet avis. Il ne se baigne jamais dans l’eau de mer, qu’il trouve trop froide.
— Mes chers amis ! commence le directeur d’El Chofre, la moustache frétillante. Il était temps que je puisse partager avec vous la nouvelle qui va marquer San Sebastían à jamais !
Il se tait un instant et observe le salon, pour mesurer son effet.
— Mes chers amis, poursuit-il, je vais organiser une corrida comme le Guipúzcoa n’en a jamais vu ! Une corrida qui va opposer un taureau…
Il s’interrompt pour balayer de nouveau l’assemblée du regard tout en lustrant les extrémités de sa moustache.
— … à un tigre !
José se redresse sur sa chaise.
— Un tigre ? s’exclame-t-il, tandis que chacun commente l’annonce avec son voisin.
— Un tigre, mon bon Elósegui ! J’en rêve depuis si longtemps ! Mon père me racontait souvent avec émotion ce jour du 12 mai 1849 où il a eu la chance d’assister à Madrid à l’affrontement entre un taureau et un tigre. J’ai toujours nourri le désir secret d’organiser un jour, à mon tour, pareil combat. Eh bien je peux vous dire que ce sera chose faite, ce dimanche 24 juillet !
— Alors que la saison estivale battra son plein, l’interrompt José.
— Quel meilleur moment ? interroge le directeur de la Plaza, visiblement blessé. Pour faire sensation, c’est ce que l’on appelle une occasion en or !
— À supposer qu’un tel numéro soit du goût des estivants. Vous n’ignorez pas leur raffinement…
— Mais, mon bon Elósegui, on parle d’un spectacle de rois ! Du divertissement préféré de Felipe II !
— Où donc allez-vous nous dénicher un tigre ? intervient un des conseillers de José, railleur.
— Mais je l’ai trouvé ! Il est en route en ce moment même !
La révélation provoque un brouhaha assourdissant. Certains répercutent leur enthousiasme, d’autres évoquent des analogies avec les jeux du cirque de la Rome antique. José aimerait prendre congé. Dans sa tête, il entend un son familier. Ding-ding. Tout le monde descend. Mais, résolu à faire face à ses responsabilités, le maire demeure d’apparence plus maître de soi que jamais.
— Ainsi, vous avez tout prévu ?
— Mais oui, mon bon Elósegui ! Deux des meilleurs ingénieurs de la province, les señores Sarasola et Carrasco, sont en train de mettre la dernière main à une cage de vingt mètres de diamètre, aux barreaux forgés dans un acier spécial, plus robuste encore que celui des jardins zoologiques. C’est dans cette enceinte qu’aura lieu le combat entre les deux titans. Vous voyez, mon bon Elósegui, tout a été pensé dans les moindres détails !
— Je suppose que oui… Mais vous auriez pu m’en parler plus tôt.
— À quoi bon ! s’exclame le directeur. Je n’avais pas encore de tigre !
Dans le même temps, un des intimes de José, un vieux dandy du nom d’Enrique, se penche vers lui avec sollicitude.
– Estimez-vous heureux, mon cher, que le père de notre bon ami n’ait pas assisté au combat qui a eu lieu à Madrid, il y a six ans, entre un taureau et un éléphant.
***
Hurón rumine à la fois d’énormes bouchées de roseaux et de salicornes, et la façon dont il pourrait empaler son maître, le riche éleveur Antonio López Plata. Souvent, comme aujourd’hui, le fringant Andalou vient chevaucher son fier Cartujano blanc dans ce morceau marécageux du Guadalquivir, sur lequel règne Hurón, avec pour seul étendard son pelage negro azabache, presque violet. Sous le soleil, le corps de la bête brille, et c’est comme si l’obscurité s’avérait capable, à son tour, d’éblouir.
Parfois, lorsque sa mauvaise humeur culmine, le taureau charge dès que le cavalier s’approche. Mais ce jour-là, Hurón se contente de le fusiller du regard. Son cœur de brute s’emballe à l’idée qu’il pourrait faire coup double en éventrant aussi le canasson. Hurón secoue son cou puissant, faisant danser ses cornes au-dessus de lui. De loin, Antonio croit voir la mort lui adresser un sourire cruel. Il arrête son cheval, Dominó, qui pousse un hennissement de soulagement.
– Hurón ! crie Antonio. Je suis venu te dire que tu allais affronter un adversaire à ta mesure ! Tu pars demain, pour le nord ! J’espère que tu me feras honneur… Et je ne doute pas que tu y prendras du plaisir.
Sur ses mots, il fait accomplir un demi-tour à Dominó, et tous deux s’éloignent au galop, bientôt invisibles aux yeux du taureau. Le regard de Hurón reste braqué dans la direction qu’ils ont prise. Il continue de ruminer.
***
« Demain, le spectacle prodigieux, captivant et tant attendu du combat entre le tigre et le taureau aura lieu dans les arènes ! », articule Rafaël Hidalgo, d’une voix plus forte que nécessaire, et non moins hésitante. C’est à l’attention de son petit frère, Guillermo, qu’il lit l’article paru dans El Correo le jour-même. Tous deux attendent leur tour pour accéder aux corrals d’El Chofre, où ils vont pouvoir admirer la vedette du moment : César. Guillermo et Rafaël n’ont encore jamais vu de tigre.
Rafaël poursuit la lecture de l’article qui annonce l’événement. Le taureau Hurón est âgé de cinq ans. Il pèse une demie-tonne, soient quarante-quatre arrobas. Il dispose d’une carrure imposante et d’une paire de cornes propre à en faire un adversaire sérieux, y compris pour un tigre. Le journaliste prétend ne pas avoir pu soutenir le regard noir de la bête.
— Ça existe, demande Guillermo, un taureau qui a pas le regard noir ?
— T’occupe, lui répond son frère. C’est écrit par un écrivain. Un écrivain, il faut que ça fasse des mots qui sonnent bien à l’oreille, même si ça dit pas grand-chose.
Tandis qu’ils pénètrent dans les corrals, Rafaël continue sa lecture sous le regard attentif de Guillermo. César a été capturé en Afrique. Il pèse deux cents kilos de muscles et a été vendu sept mille francs par un marchand de bêtes marseillais. Depuis quelques jours, le tigre est exhibé à la curiosité des habitants de San Sebastían. Guillermo fait une moue dubitative.
— Le maître, il dit que les tigres, ça ne vient pas d’Afrique, mais du Bengale. C’est pour ça qu’on dit que ce sont des tigres du Bengale.
— Qu’est-ce qu’il en sait, le maître ? réplique Rafaël. Il a déjà été au Bengale ? Il a déjà été en Afrique ? Je suis sûr qu’il a même jamais été jusqu’à Madrid. Et d’abord, qu’est-ce qui te dit que le Bengale, c’est pas en Afrique ?
— C’est à côté de l’Inde.
— Écoute Guillermo, tu crois qui tu veux, le maître ou l’écrivain. Mais tu réfléchis trop, ça c’est pas peut-être.
C’est vrai que Guillermo réfléchit beaucoup. Sous la tignasse noire et frisée, son cerveau turbine. Il veut toujours tout savoir, mais aussi tout voir. Ses grands yeux marron luisent d’un appétit d’ogre. Et lorsque la réalité échoue à le rassasier, il se repaît d’imaginaire.
Enfin, les deux frères arrivent devant la cage au tigre. Nerveux à cause du nombre des estivants venus s’offrir un frisson, César ne cesse de tourner entre les barreaux. Parfois, il retrousse les babines et émet un son rocailleux qui n’a pas grand-chose à voir avec une formule de bienvenue. L’espace d’un instant, César plonge ses yeux froids comme l’acier de sa cage dans ceux de Guillermo, tandis que Rafaël entraîne déjà ce dernier pour laisser leur place aux visiteurs suivants. Le petit garçon ne pensait pas que c’était si gros et si grand, un tigre du Bengale. César le regarde s’éloigner. S’il le pouvait, il tuerait ce petit garçon, ainsi que tous les hommes et femmes qui défilent de l’autre côté, celui de la liberté.
— Dis Rafaël, pourquoi on fait se battre un taureau et un tigre ?
— Et pourquoi pas ?
— Dans la réalité, ils se seraient jamais rencontrés.
— Tu réfléchis trop, Guillermo.
C’est bien là son seul défaut.
***
Quand on fait entrer César au centre du ruedo, il reste interdit quelques secondes. Mais rapidement, il aperçoit les barreaux qui cernent son environnement. Encore une cage. Elle est juste plus grande que les précédentes. Alors qu’il longe le périmètre dans le maigre espoir de trouver une issue, il découvre de l’autre côté plus d’hommes qu’il n’en a jamais vus jusque-là. Si César savait compter et s’il en avait le temps, il s’apercevrait que l’arène aux dix-mille places est pleine à craquer. Et si toutefois la distinction avait un sens pour lui, il pourrait encore remarquer que la haute-société est bien représentée dans les gradins, et que le peuple est lui aussi venu en nombre. Hommes, femmes et enfants ont le regard rivé sur lui, et parmi eux, celui de Guillermo plus que tout autre. José Elósegui, lui, pense avec une certaine nostalgie au trajet qu’il a fait en tramway pour venir à El Chofre.
Il est 19 heures. Les deux précédentes corridas sont quasiment passées inaperçues. Le public retient son souffle pour le combat à mort entre César et Hurón. Les parieurs locaux placent tous leurs espoirs sur le taureau, tandis que les Français plébiscitent le tigre.
Soudain, César entend le bruit caractéristique d’une porte en acier qui se referme. Il fait volte-face et aperçoit un monstre énorme au regard mauvais, noir comme la nuit, la tête surmontée de ce qui ressemble à une paire de crocs démesurés. L’esprit vif et pratique du félin tire la seule conclusion qui s’impose : il est foutu.
Mais pour l’instant, aucun des deux animaux ne bouge. Tout se joue dans le regard de chacun, celui des spectateurs surexcités, celui des deux bestiaux qui se toisent. Il est manifeste que, si personne n’agit, César et Hurón ne se battront pas. Le directeur de la Plaza fait signe à ses hommes d’aller donner un coup de pouce aux deux mastodontes. Pétards et cailloux se mettent à pleuvoir dans la cage. Il n’en faut pas davantage à Hurón pour se précipiter sur son adversaire, le seul être vivant à portée de corne sur lequel passer sa rage. César bondit sur le côté et se met à courir autour du taureau. Effrayé par un pétard qui explose à ses moustaches, le tigre désorienté vire trop brutalement et se retrouve à la merci de Hurón. Mufle écumant de bave, le cruel animal en profite pour essayer de l’éventrer mais ne parvient qu’à le secouer comme un prunier. Après avoir été projeté en l’air, César s’écrase lourdement au sol où il est piétiné par le monstre cornu. Tout en grondant, le fauve taillade de ses griffes les pattes de son ennemi et mord un jarret jusqu’à l’os, les crocs labourant fiévreusement la chair. Outré, Hurón s’écarte de sa victime en laissant dans son sillage une trainée de sang. Avant de battre en retraite à son tour, César griffe profondément le géant de nuit à la tête. Blessé au flanc, il se recroqueville contre les barreaux. La créature qui s’oppose à lui est aussi forte qu’elle en a l’air. La seule chance qu’il a de s’en sortir est de garder ses distances.
Hurón considère avec étonnement l’adversaire qui lui fait face. Il a beau lui arriver à hauteur du poitrail, le combattant n’en offre pas moins une résistance remarquable. Qu’est-ce que c’est, d’ailleurs ? Aucune importance, la fureur du taureau le submerge. Sa rage est incommensurable, au point qu’il ne sent pas encore ses blessures. Hurón meugle en creusant le sable de ses sabots rageurs.
Devant un tigre qui fait le mort et un taureau qui semble ne pas vouloir l’achever, le public proteste. Il en veut pour son argent, le tumulte s’amplifie. Le président d’El Chofre se demande s’il en a été de même à Madrid le 12 mai 1849. Sur son ordre, des hommes s’attaquent à César, le plus accessible des deux combattants. À travers les barreaux, ils le rouent de coups de matraques et le piquent avec des lances. Quelques pétards éclatent, César rugit, réussit à saisir un gourdin qu’il broie dans sa gueule, puis arrache d’un coup de patte une lance des mains d’un assaillant.
Alors que le tigre s’écarte des barreaux, Hurón lui fonce dessus comme un canon qui serait parti en même temps que le boulet. Paniqué, César pousse un rugissement terrible. Une de ses pattes s’est brisée sous les sabots du taureau. Dans la violence de son attaque, le noir animal a ramené le tigre vers le bord de la cage, laissant l’empreinte de ses coups de boutoir sur plusieurs barreaux. Dans un suprême élan de férocité, César saute au cou de Hurón et y plante crocs et griffes, entaillant profondément le cuir sombre. Les yeux fous, le taureau parvient non sans mal à projeter son assaillant sur l’une des portes de la cage et le charge. De justesse, le tigre s’écarte, Hurón heurte la porte et la défonce entièrement.
Le combat s’arrête. Les deux animaux ont trouvé intérêt plus pressant : leur liberté.
Un vent de panique souffle sur l’arène. Tout le monde comprend que, si les barreras suffisent à protéger le public des assauts d’un taureau, ils n’offrent en l’occurrence qu’un piètre obstacle. Le tigre s’y dirige déjà et, dans un instant, aura franchi le callejón. Les miquelets chargés d’assurer la sécurité du spectacle épaulent leur fusils Mauser. Ils font feu sur les bêtes. Dans le public, gagné par une hystérie sans pareille, plusieurs dizaines d’hommes armés dégainent leur pistolet et se joignent à la fusillade. Durant plusieurs minutes, le chaos est total. Les balles fusent dans tous les sens, ricochent sur les barreaux d’acier ainsi que sur le sable pour finir par atteindre plusieurs spectateurs. Non loin de lui, Guillermo voit avec effroi un homme traversé par un projectile au flanc et s’effondrer en crachant beaucoup de sang. Plus tard, il apprendra son nom : un certain Jean-Pierre, directeur d’une usine de bougies d’allumage de la région.
De son côté, José Elósegui tente de faire sortir ceux qui l’entourent hors de l’arène. Le comte Julio Urquijo, député conservateur de Tolosa et homme de lettres, est atteint au poignet, tandis que le marquis de Pidal est blessé au visage. À l’autre bout des gradins, un Américain du nom de Livingstone reçoit une balle dans l’épaule et tombe à la renverse sur une Donostienne qui deviendra l’année suivante sa femme. À son tour, Guillermo est touché à la tête. Le petit garçon perd connaissance.
***
« Pauvres de ceux qui sont partis se détendre et se sont retrouvés fusillés ! », articule Rafaël, d’une voix plus forte que nécessaire, mais non moins hésitante. Il lit des extraits d’El Correo du 26 juillet pour son petit frère, encore alité à la Maison de Secours de la ville. La balle a effleuré le crâne de Guillermo qui est resté de longues heures inconscient. « Nous sommes allés à une fête et nous sommes revenus d'un enterrement », poursuit Rafaël, alors qu’une infirmière s’approche de Guillermo pour prendre sa température. Une liste de victimes est donnée et le petit garçon a l’honneur d’être cité. Selon Rafaël, ça valait le coup d’être touché. Au sein de la vingtaine de victimes, un homme d’affaire, Juan Pedro Lizarriturry y Nogués, a trouvé la mort ce soir-là, frappé au ventre. Il vient alourdir un bilan qui compte deux autres décès.
L’agonie de César, dont la pauvre carcasse ne ressemblait plus qu’à une passoire, a été abrégée par un spectateur descendu dans le ruedo pour lui tirer une balle dans la tête. Le fauve a connu la faveur de mourir libre. Hurón n’a été mis à mort que le lendemain matin. Il ne tenait déjà plus debout, mais restait de fort mauvaise humeur.
— Vous croyez qu’ils ont beaucoup souffert ? demande le petit garçon à l’infirmière, qui lui paraît être une personne compétente en la matière.
— Qui ça ? répond la jeune femme occupée à lire le thermomètre.
— Le monsieur, et puis le tigre et le taureau.
L’infirmière sourit à Rafaël et lui caresse la joue.
— Ne pense pas à ça, lui dit-elle. Tu réfléchis trop.
— Tu vois, chuchote Rafaël alors que la jeune femme s’occupe d’un autre patient, c’est ce que je te répète tout le temps.
Et c’est vrai, mais c’est plus agréable quand c’est l’infirmière qui le dit.
***
Mélancolique, José Elósegui regarde par la fenêtre de son bureau. Le maire n’a pas dormi depuis la catastrophe. Les journaux rejettent la faute sur les autorités locales, c’est-à-dire lui. Pas un mot sur le directeur de la Plaza del Chofre. Comment s’appelle-t-il, déjà, celui-là ? Jamais moyen de s’en souvenir. Il lui avait remis un rapport rédigé par ses deux ingénieurs. Tout va pour le mieux, mon bon Elósegui. Tu parles, il n’aurait pas dû l’écouter. Le rapport mentionnait un point faible dans la construction de la cage : les portes. Le directeur machin-truc n’y avait pas prêté attention, parce que, selon lui, on n’a jamais vu un tigre ou un taureau ouvrir une porte ! José soupire. C’est décidé, il démissionne. Depuis la fenêtre, il écoute les vagues qui viennent mourir sur la Concha. Elles amènent avec elles un autre bruit, plus discret.
Ding-ding.
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Vrac de semaine (pas de relecture)
. Mercredi 6 sept
Reprise de l'asso, c'est physique et (ah ah) je n'ai pas les épaules - c'est ce que dit la droite. Trois heures de tri efficace, je suis contente de moi, de nous, mon corps lui n'en peut plus et tombe en morceaux.
Sieste de deux heures, oxygène tout l'après-midi, j'ai une tête épouvantable.
Vague lecture de Et Nietzsche a pleuré, depuis quand je ne lis plus un livre qui m'intéresse en une seule journée ?!
Lecture du ChatSauvage qui va se prendre sa baffe, c'est un fait avéré. Mais pas aujourd'hui, je n'ai pas l'énergie pour que la baffe soit bien reçue, pertinente, efficace.
Repas de quatre heures (quatre heures, punaise). Les voix étaient trop fortes, les parfums envahissants, je n'aime pas qu'on me pose des questions, tellement épuisée je suis tombée sur mon lit – mais j'ai réussi à faire le 366 réel en l'arrachant un peu, à 23 h 36. Pourtant piège il y a eu, le repas d'abord, l'invitation lancée ensuite "Bon, on fait la réunion chez toi samedi ?" impossible à contourner sans vexer la tablée. Samedi je reçois donc les rares membres de l'asso qui se déplaceront (heureusement, nous sommes une trentaine sinon).
C'est la semaine de la sociabilité.
. Jeudi 7
Écriture du mail-baffe. Tellement bien reçu, il m'a dit "merci" et "je réponds plus tard". Je cherche encore pourquoi le merci.
Me suis contentée de dormir tout l'après-midi, puis d'enfin terminer ce livre que j'ai vraiment adoré.
Lecture et #366 (choix de)
Ce soir j'ai terminé la lecture de Et Nietzsche a pleuré, de Irvin D. Yalom, où il était justement – évidemment – question du choix (entre autre philosophie et psychanalyse). J'y ai retrouvé Nietzsche, la même "musique" que dans ses écrits, j'y ai ressenti la découverte de soi pour soi, j'y ai entendu l'acceptation (et le refus) de ne connaître qu'une infime partie de soi-même. Moins apprécié le choix de l'auteur, d'un retour sur ses pas (mais que pouvait-il faire d'autre dans un roman ancré dans l'Histoire).
Je me demande si avec un traitement (antidépresseur et autres pilules), Nietzsche aurait pu écrire son œuvre - quand je vois sur moi, comme les médocs ont fait taire ma tête, je doute.
. Vendredi 8
Hier j'ai comaté toute la journée, puis terminé le livre de Irvin Yalom – je remets sur le haut de la pile les œuvres de Nietzsche, que j'avais entamé l'année dernière – et peut-être j'aurais dû continuer aujourd'hui. Le repos. Mais je me sentais assez bien, c'est toujours l'erreur que je fais.
Ceci dit, je n'aurais pas fait ma découverte depuis le canapé, je ne regrette rien.
Partie pour m'occuper du fumier rapporté il y a deux jours déjà par l'ado et son grand-père, le tas n'a finalement pas moufté. Dès la première brassée, au moment de déposer ce que je tenais dans les mains, je suis tombée sur une crotte d'un animal sauvage, et très certainement d'un renard. Nous voilà avec un renard sur le terrain ^^ Hier soir-nuit justement, je signalais des bruits suspects, que j'ai aussitôt mis sur le dos d'un hérisson qui traine effectivement dans les parages – de lui aussi, nous avons retrouvé les crottes il y a quelques semaines.
L'étonnant, c'est que nous n'avons qu'un terrain de 200m², une fois retiré la maison, et pas encore de poulailler pour l'attirer. Je dirais bien qu'il est grillagé, mais comme tout bon grillage qui se respecte, celui-ci est faiblard à beaucoup d'endroits et un tas de bestioles rentre avec facilité – j'ai dû m'y attaquer un jour qu'un gros chien, adorable certes, a décidé de visiter le jardin.
Renard donc, très haute possibilité.
La fouine – suggestion de mon beau-père – a été éliminée directement, les crottes sont plus petites, plus fines, des sortes de longs boudins, rien à voir. J'aurais été en forêt, j'aurais été formelle sur le renard. Dans mon jardin je suis davantage frileuse… (mais qu'est-ce qui l'a fait venir ?) je peux en tout cas affirmer qu'il a particulièrement apprécié nos figues ^^
D'ailleurs, les figues ramassées il y a quelque temps sont enfin sèches, je viens de les mettre dans un grand bocal bien hermétique.
Et donc, le fumier. Il est toujours en tas dans le passage, tas dans lequel s'ébat joyeusement la minette. J'allais m'y remettre lorsque mon beau-père m'a demandé si je voulais des graines de mâche. Si je préfère largement la roquette, j'aime aussi beaucoup cette salade… j'ai donc préparé la terre, retiré le précédent fumier, 11ans y a étalé les graines, j'ai saupoudré un peu de terreau-compost de l'année dernière puis arrosé.
Le fumier ? Il faisait trop chaud et je n'en pouvais déjà plus…
. Samedi 9
La veille, l'annulation soudaine de la réunion de ce matin m'a remplie de joie au petit matin : plus personne à recevoir, ménage fait finalement pour nous – une bonne chose, c'était à faire. J'avais oublié un premier engagement, le forum des associations avec ma belle-mère, pour les activités des enfants.
Forum qui fut épuisant et sur deux villes, mais instructif : je vais essayer de reprendre le Tai Chi.
Appel de ma grand-mère, angoissée par le tremblement de terre au Maroc. "Mais vous allez bien, vous ?" répété mille fois.
J'habite en France, oui mamie nous allons bien, nous…
. Dimanche 10
Une envolée de discussions avec la médiathécaire qui m'a remontée le moral – abîmé par la douleur – et un livre plus tard, je peux accepter l'idée de ne pas être venue juste pour les enfants, et ça fait du bien une sortie aussi pour soi.
La douleur au bras me rend folle.
La chaleur de la bouillotte aide l'épaule (elle se déboîte), mais sur le coude j'ai besoin de froid (tendinite).
Je ne peux plus rien tenir, pas même le téléphone ou la fourchette.
Quatre mois que ça dure pour l'épaule, trois semaines pour le coude.
Joie.
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