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#jérôme beauchez
poesiecritique · 2 months
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REBOTA REBOTA, Y EN TU CARA EXPLOTA, performance de Agnès Maéeus et Quim Tarrida, avec Agnés Matéus, 1h15, 2018 - et vu en 2024 au Théâtre de la Bastille, Paris.
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Commençons par dire que ce spectacle, vu en 2024 a été crée il y a 6 ans, à Genève (selon le site théâtre contemporain). En septembre 2018, quelle était la place du féminisme dans nos discours, dominants et dominés ? C'était un an après, à deux semaines près, qu'Alyssa Milano propose de partager, suite à la révélation de l'affaire Weinstein, sous le hashtag #metoo, les violences sexistes et sexuelles subies par les femmes par des hommes. Cette création a aussi lieu dans un contexte espagnol où la prise en charge des violences sexistes et sexuelles aurait permis une baisse du nombre de féminicides selon les médias généralistes nationaux et internationaux. Dans un bref entretien, Agnés Mattéus conteste cette prise en charge effective quand, en 2017, le travail sur la pièce commence - tandis que certaines sociologues féministes, dont par exemple Gloria Casas Vila, critiquent davantage un effet de comptage (quel meurtre est effectivement compté comme féminicide ?), permettant de donner alors l'impression que le nombre de féminicides décroît alors qu'il n'en est rien. En 2023, certains médias généralistes soulignent une ré-augementation des chiffres espagnols de féminicides, se réalignant sur ceux de 2008, soulignant que dans la moitié de ces meurtres, les plaintes avaient été déposées contre les agresseurs, devenus meurtriers et/ou que les agresseurs étaient récidivistes, parfois déjà meurtriers. Si ce type de média souligne cette inversion, on peut donc supposer qu'il ne s'agit que de la partie emergée d'un iceberg bien fat, bien réel, bien patriarcal, et qu'en dessous grouille une bouillie dégueu mais bien organisée du féminicide - à l'instar de l'inceste, comme le montre par exemple Dorothée Dussy dans Le berceau des dominations.
Dire également que je m'interroge sur le travail de collaboration entre Quim Tarrida et Agnés Matéus. Dans le même entretien, qu'elle et il donne au théâtre de la Bastille, la langue française, que parle Agnés Matéus et que ne parle pas Quim Tarrida, donne le primat à Agnés Matteus. Mais j'avoue avoir eu ce réflexe de me demander ce qu'un homme pouvait bien avoir à faire dans la mise en scène d'une femme parlant de féminicides, dont la plus part sont commis par des hommes. Et si tous les hommes ne sont pas des meutriers, des violeurs, etc, la quasi-totalité des hommes de son âge et de sa nationalité (Quim Tarrida est né en 1967) ont été socialisés dans un monde où la masculinité était valorisée, et hiérarchiquement instaurée supérieure au genre féminin. Si l'on comprend que le travail naît d'une précédente collaboration sur les violences policières, et que ce travail précédent naît d'une rencontre lors de leurs engagements militants, malgré tout : comment s'articulent les regards, différemment socialisés, de Agnés Matteus et Quim Tarrida pour aboutir à REBOTA REBOTA, Y EN TU CARA EXPLOTA, notamment sur le corps de Agnés Mattéus ? Cela pourrait informer ma lecture, mais je n'y ai pas accès, pas directement, seulement par supposition critique (car, d'expérience, fréquenter un milieu politisé, quand il ne s'agit pas directement de cercles féministes engagés, ne permet pas une déconstruction du regard, d'un regard dominant)
Et maintenant, décrivons ce que propose Ca rebondit ça rebondit et ça t'éclate en pleine face. Cela sera moins qu'une description linéaire et exhaustive, ne m'arrêtant que sur certains tableaux et détails qui m'ont paru particulièrement signifiants. Dire peut-être cela, d'abord : REBOTA REBOTA, Y EN TU CARA EXPLOTA est une succession de tableaux au centre desquels se trouve Agnés Matéus.
L'âge. La pièce commence par Agés Matéus dansant masquée, d'un masque de clown horrifique. Ainsi, c'est son corps que l'on voit et regarde. En 2024, le corps de Agnés Matéus, serré dans son pantalon strassé or, son ventre rebondi, a peine dénudé au dessus du nombril donne l'image d'un corps butch, ou d'un corps vieilli, ne répondant plus aux standards patriarcaux d'une certaine minceur. Qu'en est-il de son corps d'il y a 7 ans ? A-t-il changé, et comment ? Vieilli pour sûr, Agnés Matéus dans le texte, et dans les possibles endroits d'improvisation le signale, insiste sur la question de l'âge. Si je suis particulièrement sensible à cette question d'âge, dans les rapports de genre, c'est qu'elle me concerne : les regards changent, le crédit à la parole dans certains contextes aussi. Qu'est ce que faire tourner une pièce pendant 6 ans ? Qu'est-ce qu'expérimenter les changements physiques ? D'autant qu'est soulignée l'énergie de Agnés Matéus, qui tient l'heure quinze que dure Ca rebondit quasi seule sur scène. Mais là aussi, des questions se posent, techniques : quelle place de repos permettent les interludes filmés ? Sont-ils là pour leur qualité intrinsèque, de séquences filmées introduisant un autre rythme à la pièce, et/ou sont-ils présents pour permettre que Agnés Matéus tienne ? Cette question peut se poser, mais pas de la même manière, en fonction de la catégorie d'âge à laquelle l'acteur.ice appartient, car les contingences et les nécessités ne sont pas les mêmes, et donc ne disent, in fine, pas les mêmes choses sur les questions posées par la pièce elle-même. Ici, les premières séquences filmées m'ont moins conduit à regarder les états de délabrements de certaines scènes urbaines qu'à penser au délabrement, en cours mais encore à venir, du corps de Agnés Matéus. Et ces figurations de ruines, par leurs lents travellings dont on sait qu'ils vont, à un moment ou à un autre, figurer une morte, ne m'ont par renvoyées en tant que tel au corps de la performeuse. C'était un autre espace, un autre temps qui se raccorde à l'âge seulement par le comptage, le listage qui vient à la fin de la pièce des femmes mortes, dont l'âge à chaque fois est indiqué. Aucun âge n'est épargné, pas davantage les petites filles que les grand-mères, les jeunes femmes ou les femmes dans la fleur de l'âge. Aucune. Alors, cette question de l'âge se pose pour moi à nouveau dans l'espace où justement d'autres âges que celui de la performeuse, son âge réel, aurait pu être figuré : dans les séquences filmées. Pas d'enfants, pas de jeunes filles, toujours des mortes anonymisées, sans visage, dont on voit qu'il peut s'agir du corps de la performeuse - dont l'âge, là, varie encore par l'absence du visage.
La chute. Après la danse, il y a ce moment que j'ai trouvé très beau, de la chute du corps de Agnés Matéus. La beauté terrifiante de la chute sous les coups. Encaisser les coups et se relever. Être cueillie par les coups. Ne pas répondre, ne pas frapper. En miroir négatif, les poings des hommes pauvres qui apprennent à frapper contre un sac de sable dans la moiteur de salles de sports, à Chicago ou ailleurs, en France, pour se maintenir dans une dignité - je pense à ce qu'en écrit, par exemple, Loïc Waquant, ou encore Jérôme Beauchez (mais moins, ici, et à regret ne les ayant pas (encore lu) aux sociologues ayant travaillé sur les femmes dans les sports de combat, comme Christine Mennesson ou encore Natacha Lapeyroux). L'apprentissage de la chute n'est pas corrélée à l'apprentissage du coup, j'y vois plutôt la réponse de deux précarités, l'une sociale, l'autre de genre, où celui féminin est économiquement, symboliquement plus précaire, vacillant. Mais que penser de la beauté de ces chutes ? Que penser de la beauté dans une telle performance ? Comment la beauté peut se conjuguer à l'horreur de ce qui est dit ? A l'extrême, on pense au texte de Rivette dénonçant l'abject du travelling dans Kapo. S'en détache malgré tout cette chute par ce que permet de percevoir sa répétition, dans ce que l'on perçoit par ce corps, et ce malgré ou grâce à la beauté, ce que permet la répétition c'est de percevoir précisément ce qui n'est pas figurer : la force qui pousse à terre Agnés Matéus, cette lumière qui la pousse, c'est insaisissable comme le patriarcat et au moins aussi éblouissant, ça fait cligner de l'oeil mais malgré tout, on continue à regarder, à accepter. C'est ce déplacement du corps qui chute, par la répétition de la chute, qui permet que l'on perçoive notre propre fascination, la fascination qu'impose la domination, biche en plein phare, notre stupéfaction, notre immobilité face aux coups que l'on sait, même si on ne les voit pas.
Le one-woman show. J'ai pris plaisir à ce one-woman show grinçant, en robe de mariée saupoudrée de paillettes d'or (interdites désormais), comme d'une femme sous cloche, dans une boule à neige, une boîte à musique dont la danseuse dit avec le sourire des insanités. Simple, drôle, jusqu'à et avec son craquement Frida Ka(h)lo. J'ai trouvé malin que les références connues se tissent progressivement avec celles inconnues - mon coup au cœur quand Bessette se fait invisibiliser, inconnue. J'ai trouvé pertinent le moment de réflexion sur l'arbre Kahlo qui cache la forêt des femmes : combien de fois avons-nous vu la vie d'une qui devient emblème de toutes, effaçant les spécificités de chacune, un féminisme non intersectionnel, encore que Kahlo pose la question du validisme, une intersection non négligeable. Agnés Matéus m'a fait penser à une Blanche Gardin, une Elodie Poux, une Florence Foresti. Ce sont des ressorts similaires : montrer ce qui est dit en le confrontant à la réalité. Analyse de l'écart du symbolique, du discursif et du réel pour en montrer l'absurde - et l'absurde faire rire, à tout coup, même si c'est déjà connu, même si c'est jaune.
Le lancer de couteaux. La mise en danger, réelle, m'a glacée. Je n'ai pas voulu, je ne voulais pas. La tension. Qu'en dire ? Que le spectacle est bien rôdé ? Que je n'ai jamais été au cirque (ou plutôt une seule fois) ? Que ce n'était pas une scène de cirque dont on sait que tout est maîtrisé, y compris le danger ? Que le danger venait là davantage de la peur de Agnés Matéus que du lanceur ? Que je l'ai imaginée à chaque fois défaillir de peur, et se précipiter sous le couteau pour le fuir ? Qu'à cet endroit quelque chose se renverse du rapport au danger ? Est-ce une métaphore du féminicide : le danger pris dans le sang-froid du meurtrier (n'en faisons pas un fou) est de bouger, et de provoquer, et de fuir seulement après ? Il faudrait disparaître à soi-même pour ne pas disparaître tout court, mourir ? Mais le danger passé, est-il possible de sortir de l'état de mort dans lequel il nous plonge (et qui se traduit, assez littéralement, par la tête de Matéus dans une brouette de terre) ? Il n'y a pas de résolution de cette question, car elle est irrésolvable. Insupportable ? Une dame au premier rang s'est levée pour sortir du théâtre, un peu avant la fin de la pièce, quand les noms des femmes tuées défilaient, trop vite pour qu'ils soient lisibles. Matéus et Tarrida ne donnent pas de réponses, ni au pourquoi ni au comment, il s'agit d'une performance de constats, fragmentés et parfois rendus sensibles.
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