Des canailles et des tarentules
(extrait de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)
Ainsi ils seront consolĂ©s; et comme eux, vous aussi, mes amis, vous aurez vos consolations â et de nouveaux coquillages bariolĂ©s! â
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE LA CANAILLE
La vie est une source de joie, mais partout oĂč la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnĂ©es.
J'aime tout ce qui est propre; pais je ne puis voir les gueules grimaçantes et la soif des gens impurs.
Ils ont jeté leur regard au fond du puits, maintenant leur sourire odieux se reflÚte au fond du puits et me regarde.
Ils ont empoisonnĂ© par leur concupiscence l'eau sainte; et, en appelant joie leurs rĂȘves malpropres, ils ont empoisonnĂ© mĂȘme le langage.
La flamme s'indigne lorsqu'ils mettent au feu leur coeur humide; l'esprit luiâmĂȘme bouillonne et fume quand la canaille s'approche du feu.
Le fruit devient douceĂątre et blet dans leurs mains; leur regard Ă©vente et dessĂšche l'arbre fruitier.
Et plus d'un de ceux qui se détournÚrent de la vie ne s'est détourné que de la canaille: il ne voulait point partager avec la canaille l'eau, la flamme et le fruit.
Et plus d'un s'en fut au dĂ©sert et y souffrit la soif parmi les bĂȘtes sauvages, pour ne point s'asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.
Et plus d'un, qui arrivait en exterminateur et en coup de grĂȘle pour les champs de blĂ©, voulait seulement pousser son pied dans la gueule de la canaille, afin de lui boucher le gosier.
Et ce n'est point lĂ le morceau qui me fut le plus dur Ă avaler: la conviction que la vie elleâmĂȘme a besoin d'inimitiĂ©, de trĂ©pas et de croix de martyrs: â Mais j'ai demandĂ© un jour, et j'Ă©touffai presque de ma question: comment? la vie auraitâelle besoin de la canaille?
Les fontaines empoisonnĂ©es, les feux puants, les rĂȘves souillĂ©s et les vers dans le pain sontâils nĂ©cessaires?
Ce n'est pas ma haine, mais mon dégoût qui dévorait ma vie! Hélas! souvent je me suis fatigué de l'esprit, lorsque je trouvais que la canaille était spirituelle, elle aussi!
Et j'ai tourné le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce qu'ils appellent aujourd'hui dominer: trafiquer et marchander la puissance avec la canaille!
J'ai demeuré parmi les peuples, étranger de langue et les oreilles closes, afin que le langage de leur trafic et leur marchandage pour la puissance me restassent étrangers.
Ainsi Parlait ZarathoustraâŠ
Et, en me bouchant le nez, j'ai traversé, plein de découragement, le passé et l'avenir; en vérité, le passé et l'avenir sentent la populace écrivassiÚre!
Semblable à un estropié devenu sourd, aveugle et muet: tel j'ai vécu longtemps pour ne pas vivre avec la canaille du pouvoir, de la plume et de la joie.
Péniblement et avec prudence mon esprit a monté des degrés; les aumÎnes de la joie furent sa consolation; la vie de l'aveugle s'écoulait, appuyée sur un bùton.
Que m'estâil donc arrivĂ©? Comment me suisâje dĂ©livrĂ© du dĂ©goĂ»t? Qui a rajeuni mes yeux? Comment me suisâje envolĂ© vers les hauteurs oĂč il n'y a plus de canaille assise Ă la fontaine?
Mon dĂ©goĂ»t luiâmĂȘme m'aâtâil crĂ©Ă© des ailes et les forces qui pressentaient les sources? En vĂ©ritĂ©, j'ai dĂ» voler au plus haut pour retrouver la fontaine de la joie!
Oh! je l'ai trouvĂ©e, mes frĂšres! Ici, au plus haut jaillit pour moi la fontaine de la joie! Et il y a une vie oĂč l'on s'abreuve sans la canaille!
Tu jaillis presque avec trop de violence, source de joie! Et souvent tu renverses de nouveau la coupe en voulant la remplir!
Il faut que j'apprenne Ă t'approcher plus modestement: avec trop de violence mon coeur afflue Ă ta rencontre: â Mon coeur oĂč se consume mon Ă©tĂ©, cet Ă©tĂ© court, chaud, mĂ©lancolique et bienheureux: combien mon cĆur estival dĂ©sire ta fraĂźcheur, source de joie!
PassĂ©e, l'hĂ©sitante affliction de mon printemps! PassĂ©e, la mĂ©chancetĂ© de mes flocons de neige en juin! Je devins estival tout entier, tout entier aprĂšsâmidi d'Ă©tĂ©!
Un été dans les plus grandes hauteurs, avec de froides sources et une bienheureuse tranquillité: venez, Î mes amis, que ce calme grandisse en félicité!
Car ceci est notre hauteur et notre patrie: notre demeure est trop haute et trop escarpée pour tous les impurs et la soif des impurs.
Jetez donc vos purs regards dans la source de ma joie, amis! Comment s'en troubleraitâelle? Elle vous sourira avec sa puretĂ©.
Nous bĂątirons notre nid sur l'arbre de l'avenir; des aigles nous apporterons la nourriture, dans leurs becs, Ă nous autres solitaires!
En vérité, ce ne seront point des nourritures que les impurs pourront partager! Car les impurs s'imagineraient dévorer du feu et se brûler la gueule!
En vérité, ici nous ne préparons point de demeures pour les impurs. Notre bonheur semblerait glacial à leur corps et à leur esprit!
Et nous voulons vivre auâdessus d'eux comme des vents forts, voisins des aigles, voisins du soleil: ainsi vivent les vents forts.
Ainsi Parlait ZarathoustraâŠ
Et, semblable au vent, je soufflerai un jour parmi eux, Ă leur esprit je couperai la respiration, avec mon esprit: ainsi le veut mon avenir.
En vĂ©ritĂ©, Zarathoustra est un vent fort pour tous les basâfonds; et il donne ce conseil Ă ses ennemis et Ă tout ce qui crache et vomit: âGardezâvous de cracher contre le vent!â
Ainsi parlait Zarathoustra.
DES TARENTULES
Regarde, voici le repaire de la tarentule! Veuxâtu voir la tarentule? Voici la toile qu'elle a tissĂ©e: toucheâla, pour qu'elle se mette Ă s'agiter.
Elle vient sans se faire prier, la voici: sois la bienvenue, tarentule! Le signe qui est sur ton dos est triangulaire et noir; et je sais aussi ce qu'il y a dans ton Ăąme.
Il y a de la vengeance dans ton Ăąme: partout oĂč tu mords il se forme une croĂ»te noire; c'est le poison de ta vengeance qui fait tourner l'Ăąme!
C'est ainsi que je vous parle en parabole, vous qui faites tourner l'Ăąme, prĂ©dicateurs de l'Ă©galitĂ©! vous ĂȘtes pour moi des tarentules avides de vengeances secrĂštes!
Mais je finirai par révéler vos cachettes: c'est pourquoi je vous ris au visage, avec mon rire de hauteurs!
C'est pourquoi je dĂ©chire votre toile pour que votre colĂšre vous fasse sortir de votre caverne de mensonge, et que votre vengeance jaillisse derriĂšre vos paroles de âjusticeâ.
Car il faut que l'homme soit sauvé de la vengeance: ceci est pour moi le pont qui mÚne aux plus hauts espoirs.
C'est un arcâenâciel aprĂšs de longs orages.
Cependant les tarentules veulent qu'il en soit autrement. âC'est prĂ©cisĂ©ment ce que nous appelons justice, quand le monde se remplit des orages de notre vengeanceââainsi parlent entre elles les tarentules.
âNous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas Ă notre mesure et les couvrir de nos outragesââc'est ce que jurent en leurs cĆurs les tarentules.
Et encore: âVolontĂ© d'Ă©galitĂ© â c'est ainsi que nous nommerons dorĂ©navant la vertu; et nous voulons Ă©lever nos cris contre tout ce qui est puissant!â
PrĂȘtres de l'Ă©galitĂ©, la tyrannique folie de votre impuissance rĂ©clame Ă grands cris l'âĂ©galitĂ©â: votre plus secrĂšte concupiscence de tyrans se cache derriĂšre des paroles de vertu!
VanitĂ© aigrie, jalousie contenue, peutâĂȘtre estâce la vanitĂ© et la jalousie de vos pĂšres, c'est de vous que sortent ces flammes et ces folies de vengeance.
Ce que le pÚre a tu, le fils le proclame; et souvent j'ai trouvé révélé par le fils le secret du pÚre.
Ainsi Parlait ZarathoustraâŠ
Ils ressemblent aux enthousiastes; pourtant ce n'est pas le cĆur qui les enflamme, â mais la vengeance. Et s'ils deviennent froids et subtils, ce n'est pas l'esprit, mais l'envie, qui les rend froids et subtils.
Leur jalousie les conduit aussi sur le chemin des penseurs; et ceci est le signe de leur jalousie â ils vont toujours trop loin: si bien que leur fatigue finit par s'endormir dans la neige.
Chacune de leurs plaintes a des accents de vengeance et chacune de leurs louanges Ă l'air de vouloir faire mal; pouvoir s'Ă©riger en juges leur apparaĂźt comme le comble du bonheur.
Voici cependant le conseil que je vous donne, mes amis, mĂ©fiezâvous de tous ceux dont l'instinct de punir est puissant!
C'est une mauvaise engeance et une mauvaise race; ils ont sur leur visage les traits du bourreau et du ratier.
MĂ©fiezâvous de tous ceux qui parlent beaucoup de leur justice! En vĂ©ritĂ©, ce n'est pas seulement le miel qui manque Ă leurs Ăąmes.
Et s'ils s'appellent euxâmĂȘmes âles bons et les justes", n'oubliez pas qu'il ne leur manque que la puissance pour ĂȘtre des pharisiens!
Mes amis, je ne veux pas que l'on me mĂȘle Ă d'autres et que l'on me confonde avec eux.
Il en a qui prĂȘchent ma doctrine de la vie: mais ce sont en mĂȘme temps des prĂ©dicateurs de l'Ă©galitĂ© et des tarentules.
Elles parlent en faveur de la vie, ces araignées venimeuses: quoiqu'elles soient accroupies dans leurs cavernes et détournées de la vie, car c'est ainsi qu'elles veulent faire mal.
Elles veulent faire mal Ă ceux qui ont maintenant la puissance: car c'est Ă ceuxâlĂ que la prĂ©dication de la mort est le plus familiĂšre.
S'il en était autrement, les tarentules enseigneraient autrement: car c'est elles qui autrefois surent le mieux calomnier le monde et allumer les bûchers.
C'est avec ces prĂ©dicateurs de l'Ă©galitĂ© que je ne veux pas ĂȘtre mĂȘlĂ© et confondu. Car ainsi me parle la justice:
âLes hommes ne sont pas Ă©gaux.â
Il ne faut pas non plus qu'ils le deviennent. Que serait donc mon amour du Surhumain si je parlais autrement?
C'est sur mille ponts et sur mille chemins qu'ils doivent se hùter vers l'avenir, et il faudra mettre entre eux toujours plus de guerres et d'inégalités: c'est ainsi que me fait parler mon grand amour!
Il faut qu'ils deviennent des inventeurs de statues et de fantÎmes par leurs inimitiés, et, avec leurs statues et leurs fantÎmes, ils combattront entre eux le plus grand combat!
Bon et mauvais, riche et pauvre, haut et bas et tous les noms de valeurs: autant d'armes et de symboles cliquetants pour indiquer que la vie doit toujours Ă nouveau se surmonter elleâmĂȘme!
La vie veut elleâmĂȘme s'Ă©lever dans les hauteurs avec des piliers et des degrĂ©s: elle veut scruter les horizons lointains et regarder au delĂ des beautĂ©s bienheureuses, â c'est pourquoi il lui faut des hauteurs!
Ainsi Parlait ZarathoustraâŠ
Et puisqu'il faut des hauteurs, il lui faut des degrĂ©s et de l'opposition Ă ces degrĂ©s, l'opposition de ceux qui s'Ă©lĂšvent! La vie veut s'Ă©lever et, en s'Ă©levant, elle veut se surmonter elleâmĂȘme.
Et voyez donc, mes amis! voici la caverne de la tarentule, c'est ici que s'Ă©lĂšvent les ruines d'un vieux temple,âregardez donc avec des yeux illuminĂ©s!
En vérité Celui qui assembla jadis ses pensées en un édifice de pierre, dressé vers les hauteurs, connaissait le secret de la vie, comme le plus sage d'entre tous!
Il faut que dans la beauté, il y ait encore de la lutte et de l'inégalité et une guerre de puissance et de suprématie, c'est ce qu'Il nous enseigne ici dans le symbole le plus lumineux.
Ici les voĂ»tes et les arceaux se brisent divinement dans la lutte: la lumiĂšre et l'ombre se combattent en un divin effort. â De mĂȘme, avec notre certitude et notre beautĂ©, soyons ennemis, nous aussi, mes amis! Assemblons divinement nos efforts les uns contre les autres! â Malheur! voilĂ que j'ai Ă©tĂ© moiâmĂȘme mordu par la tarentule, ma vieille ennemie! Avec sa certitude et sa beautĂ© divine elle m'a mordu au doigt!
âIl faut que l'on punisse, il faut que justice soit faiteâainsi penseâtâelle: ce n'est pas en vain que tu chantes ici des hymnes en l'honneur de l'inimitiĂ©!â
Oui, elle s'est vengée! Malheur! elle va me faire tourner l'ùme avec de la vengeance!
Mais, afin que je ne me tourne point, mes amis, liezâmoi fortement Ă cette colonne! J'aime encore mieux ĂȘtre un stylite qu'un tourbillon de vengeance!
En vĂ©ritĂ©, Zarathoustra n'est pas un tourbillon et une trombe; et s'il est danseur, ce n'est pas un danseur de tarentelle! â
Ainsi parlait Zarathoustra.
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Le Fardeau du Caméléon
Sous un ciel oĂč le soleil et la lune se disputent la scĂšne,
Un royaume s'Ă©tendait, oĂč rĂ©gnait la Sangsue, reine.
Ses sujets, d'une diversité, un tableau vivant,
Mais parmi eux, Scorpion et Serpent, tyrans se montrant.
Le Caméléon, artiste de la nature, changeant de teinte et de couleur,
Travaillait sans relĂąche, cherchant dans son art un certain bonheur.
Mais le duo sinistre, d'envie et de jalousie armé,
Ne cessait de le harceler, son Ćuvre sans cesse pillĂ©e.
Ils volaient ses idées, son contenu, sa créativité,
Devant la Sangsue, pour de la gloire, faussement baignés.
Le passĂ©, un temps oĂč rĂ©gnaient Rat, Tarentule, et Loup,
Amis du duo, sous leur Ăšre, tout Ă©tait Ă genoux.
Mais ces temps de terreur s'Ă©vanouirent comme brume sous le soleil,
Laissons place Ă un nouvel espoir, un avenir sans pareil.
Dauphin, Aigle, et Cerf, nouveaux venus avec des idées brillantes,
Mais avant mĂȘme d'agir, furent dĂ©clarĂ©s ennemis, situation Ă©difiante.
Avec l'arrivée des nouveaux, le royaume espérait un tournant,
Mais le duo malveillant tenait ferme, glorifiant un passé décevant.
Un faux souvenir de grandeur, oĂč leur cruautĂ© Ă©tait masquĂ©e,
Par des rĂ©cits embellis, oĂč la vĂ©ritĂ© Ă©tait effacĂ©e.
Le Caméléon, sous le poids du vol et de l'abus, trouva refuge dans l'ombre,
Un burnout l'accablant, sa lumiĂšre semblait sombre.
Scorpion et Serpent, de promotions rĂȘvĂ©s, furent déçus,
La Sangsue, leurs espoirs, sans remords, avait Ă©conduits.
Le Caméléon, loin de se libérer, reste dans l'ombre du passé harassant,
Considéré allié par Serpent et Scorpion, mais à leurs jeux toujours servant.
Toujours manipulĂ©, son essence mĂȘme continuellement exploitĂ©e,
Dans une torpeur sans fin, par le harcÚlement, il est ancré.
Ainsi, le sombre récit du Caméléon s'achÚve, non sur un espoir, mais une mise en garde,
Dans un monde oĂč la vĂ©ritĂ© peut ĂȘtre plus accablante que le fardeau le plus lourd.
Le Caméléon, dans son camouflage, trouve une sécurité fragile,
Car si la vérité éclate, c'est lui qui portera le blùme, cible de leur vile.
La morale de cette fable est d'une tristesse profonde,
Révélant que parfois, face à l'injustice, se cacher est la réponse du monde.
Car dans la lumiÚre de la vérité, les ombres peuvent se révéler trop denses,
Et celui qui se voile peut trouver dans l'obscurité, une forme de défense.
La Marquise Clarisse de Bellombre
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